La Fille de l’Archer
l’espoir de contenter ses maîtres. Le voilà qui multiplie les pirouettes, les grimaces, les postures grotesques. Il s’immobilise face aux prêtres, se penche… et pète, comme on le lui a appris au terme d’une pantomime qui, d’ordinaire, fait s’esclaffer les paysans. Cet outrage déchaîne la colère de l’accusateur qui déclame une prière d’exorcisme.
Asservi depuis trop longtemps, l’animal a perdu tout réflexe de défense, il se laisse traîner vers le bûcher. L’amoncellement de fagots lui rappelle quelque chose, une image enfouie au fond de sa mémoire. Une forêt, un arbre… Un désir d’escalade s’empare de lui ; le voilà qui se rue à l’assaut du tas de bois. En deux bonds, il a atteint le sommet où l’attendent le bourreau et ses aides. Leur costume et leur cagoule rouges rassurent le singe. S’ils sont déguisés, c’est qu’ils font partie du spectacle. Ainsi il s’agit bien d’une représentation dont il est la vedette, comme à l’accoutumée. Il n’a pas peur. Il se laisse attacher au poteau sans protester. Il a l’habitude d’être entravé. Il secoue la tête, égrenant d’autres grimaces. Il se calme quand surgissent les porteurs de torches. Il n’aime pas le feu. Il ne comprend plus. Une angoisse le prend, il ne sait plus ce qu’il doit faire. Où est l’urne ? Et les horoscopes ? Il est plein de bonne volonté. S’il exécute son numéro sans problème, il sera récompensé ; il n’aspire qu’à regagner sa cage pour y déguster ces friandises que lui apporte toujours Wallah au terme d’une représentation.
Les boutefeux ont planté leurs flambeaux dans le ventre du bûcher. Savamment préparée, la montagne de fagots s’embrase ; fumée et chaleur grimpent vers le sommet. Cette fois le singe prend peur. Il a déjà mal, son pelage est en train de roussir, répandant une puanteur de laine brûlée. Il hurle et se trémousse. Le poteau qu’on a enduit de poix prend feu, lui dévorant le dos et les reins.
Wallah est tombée à genoux, Javotte la bâillonne de la paume de la main pour étouffer ses hurlements. Elle veut éviter d’attirer l’attention des prêtres. Elle estime que la troupe s’en tire à bon compte. Et puis elle n’a jamais aimé le singe. Elle l’a toujours jalousé. À partir d’aujourd’hui, Bézélios accordera peut-être davantage d’attention aux membres de la troupe ?
Hélas, le bourreau, peu au fait des particularités des primates, a sous-estimé la puissance musculaire du condamné. Sous l’effet de la souffrance, celle-ci s’est décuplée. Soudain, l’orang-outan déracine le poteau auquel il était lié et dévale la montagne de fagots embrasés. Toujours attaché, enveloppé de flammes, il court en zigzag au milieu de la foule qui se disperse en poussant des cris d’effroi. Robes et tuniques prennent feu à leur tour. L’accusateur voit sa soutane s’embraser, ses assesseurs le plaquent au sol et l’aspergent de boue. Pendant ce temps, le singe continue à courir au hasard, incendiant tout ce qui est inflammable. Gonfanons et bannières se changent en traits de feu.
Ponsarrat s’est dressé, invectivant les soldats patrouillant sur le chemin de ronde.
— Fléchez-le ! hurle-t-il. Fléchez-le avant qu’il n’incendie le château tout entier !
Aussitôt les projectiles fendent l’air. Mal ajustés, ils transpercent deux paysans et leurs commères venus assister à l’exécution. Mises en perce, les matrones roulent sur le flanc telles des barriques.
L’incident est en train de tourner à la catastrophe car l’orang-outan renverse une charrette de paille arrêtée le long des écuries. Les ballots s’embrasent. À l’intérieur des stalles, les chevaux affolés par l’odeur de fumée ruent et cherchent à s’échapper. Un valet s’écroule, le crâne éclaté par un coup de sabot. Le vent charrie un million d’étincelles et de scories.
Enfin, les archers ajustent leur tir. Dix, vingt flèches se fichent dans la poitrine du singe qui s’agenouille, écrasé par le poteau qu’il n’a plus la force de porter. L’odeur de la chair brûlée domine toutes les autres. Les valets s’entrecroisent, se bousculent, portant des seaux tirés du puits. Une chaîne s’est formée. Cuisiniers et marmitons sont de la partie, projetant l’eau au moyen de clystères sur les foyers qu’on ne peut atteindre.
— Fichons le camp ! glapit Bézélios. Personne ne s’occupe de nous. Au
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