La Fille de l’Archer
l’esprit de Bézélios. La perspective d’une chasse fabuleuse lui redonne de l’aplomb. Il a déjà capturé des ours, des loups. Il est loin d’être novice en la matière. Jeune, il a été formé par de bons pisteurs. Il excelle à dresser un fauve rétif, à « casser » un mangeur d’hommes.
Il fait apporter sur la table une nouvelle cruche de vin afin de délier la langue du manchot devenu moine.
Hélas, Moritius ignore les détails. Il peut indiquer l’endroit, la route à prendre. Quant au reste…
— Mais la bête, insiste Bézélios, quels sont ses particularités, son aspect ?
— Elle est hideuse et cruelle à ce qu’on dit, bredouille l’ancien arbalétrier. Pas facile à capturer. Plus grande qu’un ours… et elle aurait deux têtes. La première pour manger les hommes, la seconde pour dévorer les femmes. Plus elle fait de victimes, plus elle grandit. Mais elle hiberne à la mauvaise saison, si bien qu’on peut la surprendre pendant son sommeil et l’enchaîner sans danger. À condition toutefois de découvrir où elle se cache.
Bézélios opine du bonnet. Les deux têtes, c’est possible… il a déjà vu des veaux bicéphales ou dotés de cinq pattes. Il penche pour un ours souffrant d’une malformation. C’est intéressant. Toutefois, ces erreurs de la nature ont souvent une vie brève. Aussi, dans le cas où la capture serait un succès, vaudrait-il mieux la vendre sans tarder au baron de Bregannog plutôt que de la rentabiliser en l’exhibant dans les foires. Au vrai, Bézélios est fatigué de cette vie d’errance. Il se rêve en gros bourgeois tenant commerce de drap ou de vin. Notable d’une petite cité qui ignorerait tout de son passé de saltimbanque. Il s’inventerait une jeunesse dans les Flandres, ou en Italie…
Moritius le ramène à la réalité.
— Si tu tentes l’aventure, déclare-t-il en s’évertuant à affermir une diction qui se relâche, il te faudra de l’aide. Le plus sage serait d’aller consulter cette vieille canaille de Clovis Alexandre de Coquenpot.
— Qui ça ?
— Coquenpot, un maître artisan spécialisé dans les machines de guerre. Balistes, couillards, catapultes… Il a guerroyé avec Ornan de Bregannog, mit le siège en sa compagnie devant maintes places fortes. Il a pris sa retraite lui aussi. Il s’est installé au pied de la montagne où niche Ornan. À présent il invente des pièges. Des pièges pour attraper la bête. Il se consacre à ça… Je lui ai rendu visite il y a trois lunes. Va le voir de ma part. Il sait tout ce qu’il est possible de savoir sur le monstre. Si quelqu’un peut t’aider, c’est bien lui.
Moritius trempe son index dans le vin et dessine une carte approximative sur la table. Coquenpot, oui, c’est par là qu’il faut commencer.
— Un bon vivant, précise le moine. Il t’introduira auprès d’Ornan quand le moment sera venu. Ce ne sera pas inutile. Bregannog a le caractère difficile. C’est un chef de guerre. Courageux, indomptable, mais aussi cruel, sans pitié. Il n’a pas bonne réputation dans la région, ses paysans ont peur de lui. Il vit dans les hauteurs, à la lisière des neiges éternelles, et descend rarement dans la vallée. La solitude lui convient. De mauvaises légendes courent sur lui, il ne faut pas s’en effrayer outre mesure. Je ne parlerai pas contre lui, je le respecte. J’ai marché à ses côtés dans la bataille… Je sais ce qu’il vaut une épée au poing, je l’ai vu rouge de sang de la tête aux pieds au soir d’Azincourt, l’armure bosselée, mais continuant à frapper sur ces maudits archers, leur fendant la tête jusqu’au menton comme s’il s’agissait d’un melon. C’est là un souvenir qui me tient chaud au cœur.
Bézélios ne l’écoute plus. Il bâtit déjà un itinéraire. Le monstre des montagnes représente son unique chance de reconquérir sa fierté. Si la richesse vient par-dessus le marché, il ne crachera pas dessus !
En contrepartie, Moritius réclame une donation consistante pour l’ordre des frères mendiants qu’il représente. Bézélios le paye avec l’argent de Wallah et le regarde partir en se demandant si cette histoire n’a pas été improvisée par le vieil ivrogne dans le seul dessein de lui extorquer une belle aumône. Possible, mais il veut y croire de toutes ses forces. La bête a deux têtes ! Quel blason pour un bouclier !
Il se dépêche de rentrer et de griffonner sur une planchette les
Weitere Kostenlose Bücher