La Fille de l’Archer
l’envoyant rouler dans les ronces. Un brouillard de plâtre et de chaux s’élève de la maison broyée. Les chevaux, fous de terreur, ont rompu leurs longes et galopent à travers la campagne, fuyant le lieu du bombardement. Blanchis de poussière, les saltimbanques battent en retraite, hagards, abandonnant leurs maigres possessions. Par chance, Wallah n’a pas lâché son arc. Il lui semble que la vallée résonne comme un tambour et que la montagne ne cessera jamais de répercuter l’écho de l’impact. Elle ne comprend pas ce qui se passe.
Soudain, une silhouette se dessine dans le nuage de poussière. Un vieillard vêtu d’une peau de mouton qui empeste le suif. Il crie quelque chose en patois. Wallah finit par comprendre qu’il leur indique un chemin. Sans plus réfléchir, elle lui emboîte le pas, les autres suivent. La grosse Javotte pleurniche, serrant contre ses seins un ballot de vêtements. Bézélios titube, il saigne de plusieurs coupures au visage, là où il a été frappé par des éclats de pierre. Le vieillard inconnu trottine, les entraînant vers la montagne où s’ouvre une caverne. Ils entrent, découvrant un campement étagé sur des échafaudages qui s’élèvent sur trois niveaux. Une odeur de salpêtre et de champignons flotte entre les murailles. Des visages curieux se pressent aux balustrades : adolescents montés en graine, femmes, marmots barbouillés de morve…
Une marmite de soupe chauffe sur un brasero. Des bottes d’oignons, de piments, de thym et de basilic pendent aux poutres.
Le vieillard invite les baladins à s’asseoir près du feu.
— Je suis Manito, l’ancien, annonce-t-il avec un fort accent ibère. Nous sommes ceux de Vergagnac.
— D’où ? balbutie Bézélios qui essaye malgré tout de se comporter en chef de troupe.
— Vergagnac, répète l’homme. Le hameau où vous étiez. C’était là qu’on vivait avant que ce fou de Coquenpot le prenne pour cible. Il a fallu quitter nos maisons, nous réfugier ici, dans ce trou, comme des sauvages. C’est un grand malheur, mais il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison. Depuis qu’il est revenu de la guerre, il a perdu l’esprit. Il passe son temps à fabriquer des machines de jet et à les essayer, quitte à aplatir tous les malheureux qui croisent la trajectoire de ses fichus boulets. Il nous a fait beaucoup de mal… On n’y peut rien. Il a recruté tous les hommes de la contrée pour manipuler ses engins de mort, si bien que les villages se sont vidés.
— Mais pourquoi vise-t-il votre hameau ? s’étonne Bézélios.
Manito reste silencieux. Il saisit un bâton et tisonne le feu. Lentement, les gosses, curieux, descendent des échafaudages pour détailler les étrangers. Le silence s’installe. Manito s’ébroue et se décide à marmonner :
— À cause du fauve infernal, le dévoreur à deux têtes… Coquenpot s’est persuadé que le monstre se cache ici, dans cette grotte. C’est idiot, nous le savons tous, mais il n’a jamais voulu l’admettre. Le dévoreur ne fréquente pas les vallées, il vit très haut, dans la montagne… dans la neige, la glace. C’est là son domaine. Je l’ai vu, comme beaucoup d’autres avant moi. Il a l’apparence d’un homme très grand, maigre, vêtu de haillons, et qui possède deux têtes auréolées de cheveux jaunes au lieu d’une seule comme toi et moi. La première est belle, la deuxième hideuse. Elles symbolisent la dualité de l’âme humaine. La première embrasse, la deuxième dévore. La première parle d’amour, la deuxième profère des abominations.
L’accent du vieillard rend son discours difficilement compréhensible, en outre il a souvent recours au patois. Il ressasse, radote. Il dépeint Coquenpot sous les traits d’un lunatique dont les croisades ont brouillé l’esprit.
— Il a fait fortune chez les Sarrasins, explique-t-il encore. Il construisait des machines pour abattre les remparts de leurs cités ; cela lui valait une part de choix sur le butin des mises à sac. Mais les fièvres malignes lui ont corrompu l’âme. Il ne rêve que d’améliorer ses inventions, de projeter des boulets toujours plus loin, toujours plus fort… et il s’entraîne sur nous, afin de mesurer l’effet de ses machines du diable.
Bézélios est attentif. Il se demande si le vieux ne serait pas un patarin ou un boulgre , autrement dit un lointain descendant de ces hérétiques cathares qui se faisaient appeler Bon
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