La Fille de l’Archer
Homme ou Bonne Femme , et que l’Église officielle s’est employée à exterminer, elle qui use tant de salive à prêcher l’amour du prochain ! Il sait également qu’en dépit des persécutions cette croyance en l’Extrême Pureté Nécessaire a survécu dans le sud du royaume, et plus particulièrement en Italie.
Il s’empresse d’interrompre le monologue du vieillard.
— As-tu vraiment vu la bête de tes yeux, grand-père ? demande-t-il.
Manito se tait et prend encore une fois le temps de tisonner le feu.
— Oui, fait-il. Et ce jour-là j’ai vieilli de vingt années le temps d’un battement de paupières. Je l’ai vue avec ses deux têtes, rôdant dans la neige.
— C’était il y a longtemps ?
— Non, peu après le retour du baron de Bregannog et de Coquenpot, son âme damnée. Quelques mois après qu’ils sont revenus de la croisade. En vérité, c’est à cause d’eux qu’elle est là.
— Tu veux dire qu’ils l’ont amenée dans leurs bagages ? Qu’ils l’ont capturée là-bas, en terre d’Orient ?
— Non pas. Ils l’ont créée…
— De quelle manière ? En croisant des animaux affligés de tares ?
— Non, tu n’y es pas. Le dévoreur est la matérialisation de leurs péchés, de tous les crimes qu’ils ont commis là-bas, en Terre Sainte. Il est né de l’addition des pillages, des massacres, des viols auxquels ils se sont livrés chaque fois qu’ils mettaient une ville à sac. Pourquoi crois-tu qu’il ait deux têtes ? Je sais de quoi je parle, je les ai vues… La première rappelait celle du baron, l’autre était la réplique de la trogne de Coquenpot. Deux faces enracinées sur le même corps. Hideuses, caricaturées par le diable, couvertes de poil, déformées de la plus horrible manière, mais néanmoins identifiables. Le fauve est la matérialisation de leurs remords, il est là pour les hanter. Il a pour mission de les dévorer… C’est pour cela qu’ils le craignent et ne rêvent que de le détruire.
Un frisson parcourt l’assemblée. Javotte se signe, ses filles gémissent. Bézélios, lui, note que Manito ne cesse de se contredire, sa description du monstre s’adaptant aux besoins de son discours.
— Deux têtes, radote le vieux. Le baron et le faiseur de machines… Je les ai reconnues au premier coup d’œil. Le dévoreur ne disparaîtra qu’une fois qu’il aura mis en pièces ceux qu’il a pour devoir de punir.
Il déclame à la façon d’un prédicateur, l’index levé et vengeur. Les habitants de la caverne approuvent ses paroles d’un hochement de tête général qui les fait ressembler aux brebis parquées dans les enclos.
Bézélios demeure réservé. Il n’ignore pas que beaucoup de chevaliers sont allés en Terre Sainte dans l’unique objectif de s’enrichir, mais il ne croit guère à cette némésis lancée aux trousses du baron et de son frère d’armes.
À présent le vieux s’est levé ; se dandinant autour du feu, il mime le monstre en marche. Les enfants poussent des cris de frayeur, mais, aux yeux des forains, la pantomime a quelque chose de grotesque qui les rassure. Du travail d’amateur, ils feraient mieux.
Manito s’immobilise et pointe le doigt vers Bézélios.
— Tu ne me crois pas, gronde-t-il, et tu as tort. Tu ignores qui est réellement le baron. Ornan de Bregannog est un mort qui marche. Une insulte à l’ordre naturel des choses.
« Allons bon ! » songe Bézélios, stoïque.
— Ornan a été tué à la croisade, explique Manito en baissant la voix. Tué par les Maures lors d’un affrontement dans le désert, mais ça ne l’a pas empêché de revenir chez nous sur ses deux pieds, marchant comme tu marches.
— Et comment a-t-il fait ? s’enquiert le forain, davantage par politesse que par réelle curiosité.
— La magie ! gronde Manito. La magie des barbaresques, des sorciers sarrasins… Ils appellent cela al-chemia … Ils ont suspendu les effets de la mort en l’enveloppant dans une armure ensorcelée. Tant que le baron reste vêtu de fer, il conserve toutes les apparences de la vie. L’acier maudit a suspendu le cours des choses. C’est grâce à ce prodige qu’il peut encore se déplacer parmi les vivants alors que sa vraie place serait sous terre. Mais s’il ôtait sa cuirasse, le sortilège cesserait aussitôt, et la mort le rattraperait, exigeant qu’il règle sa dette. On le verrait alors pourrir sous nos yeux, se changer en un tas
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