La Fille de l’Archer
entassés à trente dans la salle commune. Les invités souhaitaient disposer d’une pièce à leur seul usage, comme le maître de maison. Cela a généré des constructions un tantinet labyrinthiques. Veille à ne pas te perdre.
Ils s’en vont chacun de leur côté. Wallah pense qu’en cet instant Bézélios, Javotte et les autres gisent peut-être dans leur sang, la gorge ouverte d’une oreille à l’autre. Elle ne les aimait pas, certes, mais ils lui manqueront.
Elle se force à se concentrer sur le présent. La lueur de la chandelle ne porte pas loin, et, dans ces conditions, avancer à la rencontre des ténèbres devient vite angoissant.
Elle traverse des pièces vides. Toute décoration a disparu. Les meubles ont servi de bois de chauffage. Armoires, coffres, tables, cathèdres seigneuriales ont fini en cendres. Seule la vaisselle a subsisté, ainsi que les objets métalliques, que Wallah découvre en tas, sur les dalles, au détour des couloirs. Elle se heurte à un grand fouillis de ferraille guerrière mangée par la rouille. Heaumes, cuirasses, jambières, boucliers gisent en vrac, couverts de lèpre rouge.
Elle découvre les premiers cadavres plus loin. Intacts, en parfait état de conservation. La plupart sont couchés sur leur lit, enfouis sous un monceau de fourrures. À leurs traits sereins, on constate qu’ils sont morts en dormant, tués par le froid. D’autres sont toujours calés entre les accoudoirs d’un fauteuil, au coin d’une cheminée où l’on peut voir encore les restes calcinés d’une armoire. Le givre saupoudre leurs vêtements d’une pellicule brillante, féerique. Leur peau est bleuâtre, leurs yeux plus durs que le verre.
Quand l’avalanche a englouti le château, ils n’ont manifestement pas cherché à s’enfuir, à creuser un tunnel en direction de la surface ; pourquoi ?
Wallah lève sa bougie. Surplombant le foyer, une inscription maladroite s’étire en lettres brunes tracées avec du sang.
Gunar tenait à ce que sa fille sache lire, aussi lui a-t-il fait enseigner les rudiments de la langue vulgaire et du latin par un écrivain public. Cette pauvre science permet à la jeune fille de déchiffrer :
Aujourd’hui, la fin du monde.
Le prix à payer pour nos péchés qui furent grands.
Ita diis placuit 1 .
Wallah en déduit que les invités d’Anne de Bregannog ont vu dans la catastrophe le châtiment de leurs orgies et jugé inutile de se dérober à la sentence divine. Voilà pourquoi, au lieu de chercher le moyen de s’échapper, ils ont docilement accepté de mourir de froid. Elle n’éprouve aucune compassion pour ces gens qui, aux dires d’Ornan, se complaisaient dans le vice et faisaient du crime une distraction de salon.
Il y a là une dizaine d’hommes âgés, richement vêtus, et une vingtaine de jeunes femmes, certaines à peine sorties de l’enfance. Si on en juge aux flacons, pichets et coupes qui jonchent le sol, le vin a coulé à flots jusqu’au moment ultime.
Dans une chambre attenante, Wallah découvre un couple nu, sur un lit aux draps chiffonnés. Les planches carbonisées empilées dans l’âtre suggèrent que l’homme et la femme ont fait l’amour jusqu’au bout, au milieu d’un feu d’enfer, comme pour défier la mort. Aujourd’hui ils sont plus durs que le marbre. Même le drap sur lequel ils gisent a la consistance de la pierre. La fille doit avoir treize ou quatorze ans, l’homme la quarantaine. Il a le corps criblé d’anciennes cicatrices. Sa main droite repose pour l’éternité sur le sein de son amante. L’adolescente présente des griffures à l’épaule gauche. Griffures fraîches, qui ne cicatriseront jamais.
Leurs vêtements, jetés sur le sol, craquent sous la semelle comme des coquilles d’œufs.
Le château n’est qu’un cimetière affranchi des lois habituelles de la pourriture.
Un peu plus loin, Wallah trouve une salle de torture installée au centre de ce qui a dû être une pièce d’apparat. Les instruments destinés à infliger la douleur ne sont pas ceux d’un bourreau ordinaire. Ornementés, damasquinés, ils ont été forgés pour une main patricienne. Bassines, tenailles et couteaux d’argent massif évoquent, eux, un dépeçage auquel mieux vaut ne pas penser. Le givre a tout recouvert d’une gaine blanche, comme pour estomper les horreurs qui eurent lieu entre ces murs.
Ainsi Ornan a dit la vérité. Anne de Bregannog n’était qu’un tyran fou
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