La Fille de l’Archer
régnant sur une cour de déments.
L’oppression gagne l’adolescente au fur et à mesure qu’elle s’enfonce dans les méandres de la bâtisse.
La dernière porte ouvre sur un cabinet encombré d’animaux empaillés. Ours, loups, rapaces. Beaucoup d’armes suspendues aux murs : arbalètes, pics, épées, poignards. Dans un angle, une armure de guerre sur son support. Des parchemins entassés sur des étagères, des traités de chasse au faucon, mais également des études en grec sur les bêtes fabuleuses des contrées inconnues. Wallah se rappelle avoir vu de mauvaises copies de ces images entre les mains de Bézélios. Il s’agit d’une nomenclature célèbre, dont les colporteurs vendent des extraits sous forme de brochures illustrées.
Elle s’apprête à battre en retraite quand son regard avise une peinture au-dessus de la cheminée. Un panneau de bois traité à la manière flamande, dans le style de celui que lui a montré Malvers de Ponsarrat lorsqu’il a tenu à lui faire voir le visage de leur future victime.
Le tableau représente un homme à la mine farouche, revêtu d’une cotte de mailles, et dont la main droite repose sur l’épaule d’un garçonnet habillé de manière identique. L’adulte et l’enfant ont le même regard impérieux, presque cruel. L’artiste, maîtrisant à fond l’art du glacis, a reproduit à la perfection chaque ride, chaque repli de peau, chaque reflet sur les anneaux des hauberts.
Fascinée, Wallah s’approche. C’est ainsi qu’elle découvre l’infirmité de l’enfant. Un bec-de-lièvre le défigure, ajoutant à son expression de gnome malfaisant.
Une inscription latine tracée au pigment doré s’étire au bas du cadre. Les sourcils froncés, Wallah peine à la déchiffrer. Et soudain elle pousse un cri. Elle vient enfin d’en comprendre le sens. Conformément aux usages, le peintre a tenu à expliciter son œuvre :
Mon seigneur le baron Anne de Bregannog et son neveu, Ornan, en la fleur de sa dixième année.
Elle titube, foudroyée par les implications de ce que suppose cette phrase.
Si Ornan de Bregannog souffrait d’un bec-de-lièvre à dix ans, il devrait en être de même aujourd’hui ! Cette infirmité n’a pu s’effacer avec le temps ; or, l’homme qu’elle connaît sous l’identité d’Ornan a le visage intact ! Aucune cicatrice, même légère, ne marque sa lèvre supérieure. Cela ne peut vouloir dire qu’une chose : il n’est pas celui qu’il prétend être.
Étourdie, Wallah ne sait quelle attitude adopter. En pleine confusion, elle rebrousse chemin, indifférente aux morts qui jalonnent sa route. Une fois revenue à son point de départ, elle a en partie recouvré son calme. Elle attend. Un bruit de pas lui annonce le retour de son compagnon. « Ornan » apparaît enfin.
— Je n’ai rien trouvé d’intéressant, soupire-t-il. Et toi ?
Incapable de se contenir plus longtemps, la jeune fille vocifère :
— Arrêtez cette comédie ! Vous n’êtes pas Ornan de Bregannog ! Je viens de voir le portrait du véritable Ornan. Il avait un bec-de-lièvre, et son visage n’avait rien de commun avec le vôtre !
L’homme recule sous la violence de l’attaque. Il ne cherche nullement à protester. Son regard vacille. Sa culpabilité est évidente.
Wallah poursuit sur sa lancée :
— Je comprends maintenant pourquoi vous êtes resté caché dans vos appartements quand Robin et Arnolfo ont été attrapés et mis au pilori ! Vous aviez peur qu’en vous voyant ils ne crient à l’imposture. C’est aussi la raison pour laquelle vous ne sortiez plus du château. Les gens de la plaine et de la vallée vous auraient démasqué car ils connaissent tous le vrai visage de leur seigneur. Un visage qui, si j’en juge par ce tableau, ne peut être confondu avec le vôtre. Qui êtes-vous, à la fin ?
L’imposteur baisse la tête avec lassitude. Il n’est pas effrayé, seulement fatigué. Soulagé aussi, peut-être, d’en finir avec une mascarade qui lui pesait.
— Je m’appelle Jehan, lâche-t-il. J’étais l’écuyer d’Ornan de Bregannog. Je l’ai fidèlement servi pendant quinze années. Si je me suis attribué son identité, c’est parce que je n’avais pas le choix.
— Expliquez-vous ! tonne Wallah.
— Je ne peux pas entrer dans les détails, grogne Jehan, ce serait trop long. Je suppose que, comme moi, ce que tu as entrevu dans ces ruines t’a éclairée sur la vraie
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