La Fille de l’Archer
plupart du temps il s’agissait de braconniers que je capturais dans la forêt. Il va sans dire qu’aucun ne triomphait. Les bêtes les mettaient en pièces.
« Gérault et moi n’étions pas conviés aux festivités. Le baron y assistait en compagnie d’un mystérieux invité qui se présentait au château à la nuit tombante, encapuchonné et masqué. Ces réjouissances achevées, je devais, avec l’aide de Gérault, me débrouiller pour faire disparaître ce qui subsistait des corps en bouillie. Mais il y en avait trop ; des bergers ont fini par les découvrir… C’est ainsi qu’est née la légende du dévoreur. Légende que l’ingénieur Coquenpot, qui voue une haine farouche à Ornan, s’est empressé d’étoffer et de répandre.
— Pourquoi le hait-il ?
— Je te l’ai déjà dit. Ornan lui a coupé la jambe sous prétexte de le soigner. Mais je sais, moi, qu’il l’a fait parce qu’il était jaloux des connaissances techniques de Coquenpot. Il ne supportait pas que l’ingénieur en sache plus que lui sur les machines de guerre. Dès notre retour en France, Coquenpot s’est appliqué à fabriquer des rumeurs : « Ornan a la lèpre… Ornan est possédé par le diable… Il est poursuivi par une bête fantastique engendrée par ses péchés et qui s’apprête à le dévorer. Afin d’obtenir un sursis, Ornan lui offre en sacrifice bergères et servantes. » Etc.
« Coquenpot espérait secrètement que la colère des paysans finirait par déclencher une jacquerie au cours de laquelle Ornan serait tué. Il a tout fait pour accréditer l’existence du monstre à deux têtes. Je le soupçonne d’être à l’origine de la pantomime de l’ours bicéphale à laquelle les patarins se livraient sous nos murs.
— D’accord, fait Wallah, mais où est passé le vrai baron ? Pourquoi avez-vous pris sa place ?
Jehan esquisse un geste d’impuissance.
— Disons qu’au bout d’un moment l’écœurement nous a submergés, Gérault et moi. Nous ne supportions plus d’être complices des jeux d’Ornan. Quand il a commencé à offrir ses servantes en pâture aux fauves, la coupe a débordé. Nous ne pouvions en supporter davantage. Bien qu’ayant guerroyé des années durant et m’étant endurci sur les champs de bataille, j’étais incapable de poursuivre la besogne de fossoyeur à laquelle je me trouvais réduit. Ces… ces morceaux de corps qu’il me fallait disséminer au fond des crevasses, le plus loin possible du château, en espérant que les loups se chargeraient de les faire disparaître… Ces filles de quatorze ans réduites en charpie…
« C’est ainsi qu’avec Gérault nous avons décidé de l’assassiner. Mais on ne tue pas un Ornan de Bregannog comme on trucide un savetier au coin d’une ruelle. Ornan était un seigneur de guerre. Quelqu’un qui avait survécu à dix batailles, à des centaines d’escarmouches. Cela avait développé chez lui l’instinct du danger. Il était rapide et terrifiant, ne dormant que d’un œil, l’épée ou le poignard à portée de la main. Ses réflexes étaient foudroyants. Je n’étais pas de taille à l’affronter face à face. Je savais qu’il n’aurait aucun mal à me prendre de vitesse. Et puis… il nous faisait peur. Je n’ai pas honte de le dire. Gérault, mais aussi les serviteurs maures, tout le monde n’aspirait qu’à être débarrassé de la menace qu’il faisait planer sur nos têtes. Ce sont les esclaves maures qui, une fois entrés dans le complot, nous ont fourni la solution. Une poudre qui engendre le sommeil et qu’on peut dissoudre dans le vin sans qu’elle en altère le goût. Ces Orientaux sont tous plus ou moins experts en alchimie, à la différence de nos médecins qui soignent encore la peste au moyen de prières et de compote de pommes.
— Vous l’avez donc empoisonné ?
— Non, nous l’avons endormi… J’ai attendu qu’il sombre dans le sommeil ; c’est alors que je me suis approché pour le poignarder en plein cœur. Je n’en tire pas gloire, mais il fallait le faire, c’était nécessaire. C’était un monstre, riche et jouissant de puissantes protections. Quelqu’un devait l’arrêter, faire cesser ces horreurs. Sais-tu que, dans les derniers temps, il exigeait que les esclaves fassent cuire certains « morceaux de choix » découpés sur les cadavres ? Nous étions ensuite conviés, Gérault et moi, à partager avec lui ce festin cannibale… Il
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