La Fille Du Templier
fiefs de la Sainte-Baume un espion nommé Edmond de Casteljaloux et on savait combien l’Aquitaine et la Catalogne voulaient se rapprocher pour contrôler la Provence et établir leur frontière sur une ligne allant de Briançon à Gênes. C’était le point de vue de Stéphanie. Bertrane
réfutait ces idées extravagantes. L’empereur Conrad ne permettrait jamais qu’on
empiète sur les terres de ses alliés. Jusqu’à présent, le chevalier Edmond n’avait
soudoyé personne. Il passait son temps à enquêter, et à chasser les sangliers
et les loups. Il avait rassemblé quelques éléments sur Jean d’Agnis, retrouvé
la ferme en ruine de ce dernier, mais il n’avait pas encore daigné rencontrer
Aubeline d’Aups, comme s’il se désintéressait d’Othon d’Aups. Les dames n’hésitaient
pas à dire qu’il craignait l’ordre du Temple et avait choisi de s’attaquer à la
plus faible des deux proies en désignant Jean d’Agnis, responsable des
mésaventures de la reine. Aubeline d’Aups, cantonnée depuis des semaines à
Signes la Noire, ignorait tout de la venue de cet « ennemi » de son
père. C’était mieux ainsi. La fille du templier était bien capable de défier
Edmond pour laver l’honneur de son nom.
Parvenue au sommet du donjon, Bertrane s’accrocha à la hampe
de la bannière de Signes qui claquait au vent. Elle était déterminée à prouver
l’innocence de Jean d’Agnis. Qui était ce chevalier en vérité ? Mue par
une curiosité dévorante, elle quitta le château et se rendit au minuscule
cimetière tout en longueur. Dans un temps très reculé, on avait creusé des
tombes au fond du ravin de Massebœuf. Ce n’était pas le seul lieu de repos des
morts. Il y en avait d’autres, près de la source du Figaret, sous le coteau du
Paradis, à la Croix, dans le vallon de La Panouse, à Cancerille et près de la léproserie. Ceux-là, elle les connaissait pour les avoir approchés lors de ses
chevauchées avec Stéphanie, Jausserande et Alix. Mais elle ignorait tout des
cimetières abandonnés, des tombes isolées, des anciens lieux de culte funéraire
si nombreux sur le vaste territoire de Signes.
Jusqu’à ce jour, elle ne s’était guère intéressée aux morts,
contrairement à la comtesse de Dye. Qui habitait ces sépultures ? Elle se
mit en quête de noms. Elle espérait trouver celui de la famille d’Agnis.
Elle erra. Une poignée d’hommes et de femmes échangeaient des
propos avec les êtres aimés couchés sous vingt pans de terre. Parfois, ils
caressaient les pierres avec des gestes tendres, les yeux mouillés de larmes, un
vague sourire aux lèvres, ayant l’impression de frôler les âmes chéries de
leurs parents, de l’enfant enlevé trop tôt, du frère tombé à la guerre, de la
mère morte en couches. Dans un coin délaissé, des marmots échappés des jupes
paysannes jouaient à la caverne, un jeu qui consistait à se cacher. À sa vue, ils
s’égaillèrent dans les buissons alentour. Le cimetière, le ravin, le monde leur
appartenaient, la garrigue retentissait du tapage de leurs galoches sur les
cailloux et de leurs rires emportés par le vent.
Bertrane écouta s’éloigner cette joyeuse marmaille. Quand le
silence retomba, relatif au regard des monologues du mistral, elle chercha des
indices sur les dalles et les stèles. Du latin et du provençal mêlaient leurs
lettres romaines en de courtes épitaphes. Les mêmes mots glorifiaient les chers
disparus, à croire qu’ils étaient tous bons, tous vaillants, tous honnêtes, tous
regrettés et qu’ils dormaient in pace du même sommeil des justes. Dans
cette suite d’éloges, le nom des Agnis n’apparaissait pas. Elle s’en doutait. Il
fallait chercher plus haut.
Abandonnant la nécropole, elle contourna la colline du
château et entreprit la longue ascension du Mourre d’Agnis, regrettant très
vite son cheval qui lui aurait fait gagner du temps et lui aurait épargné de la
fatigue. Le chemin était large. Les charbonniers et les bûcherons l’empruntaient
et l’entretenaient. Leurs cahutes de branches entrelacées et d’argile séchée
poussaient çà et là entre les chênes et les aulnes. Les fours à bois avaient
été bâtis par dizaines sur le plateau qu’elle atteignit au bout d’une heure de
marche. Elle vit les hommes noirs au travail sous les cônes de pierres sèches
qui crachaient une fumée blanche aussitôt dissipée par le mistral.
— La Damo ! La Damo ! cria
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