La Fille Du Templier
subir l’éternité des tourments. S’il faisait noir, c’était
parce qu’il avait les yeux fermés. À l’idée de battre des paupières, un frisson
s’ajouta aux autres frissons, le glaçant jusqu’à la moelle. Ses nouveaux sens
perçurent des choses bizarres : une odeur froide d’encens, un tintement de
clochette, des chuchotements. Son environnement proche grouillait d’une vie qui
ne correspondait pas à sa vision de l’enfer.
Il comprit. Il était au purgatoire. Son nouveau cœur s’emballa.
Tout n’était pas perdu. Il compta comme autrefois quand il vivait sur terre. À cinq,
il ouvrirait les yeux.
— Trois… quatre… cinq !
La frayeur agrandit son regard neuf. La face brûlée du saint
était toute proche de la sienne. Elle lui souffla son haleine fétide au nez. Il
eut un gémissement de désespoir.
— À la bonne heure ! s’écria l’apparition. Nous
voilà revenu parmi les vivants.
Jean ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Il pencha la
tête sur le côté. Il y avait quelqu’un allongé sur la paille à côté de lui. Une
colonne s’élevait un peu plus loin. Il en suivit la ligne, puis la courbe
au-dessus du chapiteau qui se confondait avec une voûte peinte à l’image du
Jugement dernier. De l’or se concentrait là. Mille rayons partaient d’un Dieu
de Gloire appelant à lui les vivants et les morts. Une légion d’anges
sillonnait une mosaïque de nuages. Des rubans et des spirales peints
magnifiaient les dix commandements écrits en latin sous l’arc d’une chapelle où
brûlait une forêt de cierges. Les lumières lui firent mal aux yeux ; il
détourna son regard et retrouva les traits torturés de l’inconnu. Ce dernier
souriait. Il portait les habits de l’ordre du Temple.
— Tu es dans l’église Saint-Cassien.
Jean essaya de se souvenir. Cassien… Des bulles éclatèrent
dans sa tête et des bribes de souvenirs s’y répandirent. Il les regroupa. Autrefois,
dans son apprentissage du latin, un clerc lui avait fait lire Y Institution
des monastères et les Conférences du fondateur de l’abbaye
Saint-Victor à Marseille, l’écrivain-moine Cassien. Il se sentit rassuré. Puis
la douleur vint, se propagea en lui, prenant sa source où la flèche l’avait
transpercé. Alors il se revit à la poupe de la nave avec Othon d’Aups, repoussant
l’abordage des Turcs. Ils avaient été attaqués par une galère rapide. Il fit un
effort pour se souvenir de la bataille et retomba dans l’inconscience.
Jean frappait sans relâche le mannequin. D’autres guerriers
en convalescence s’affrontaient afin de retrouver les automatismes du combat. Les
Vénitiens ne voyaient pas d’un bon œil cette soldatesque en mal de bosses et de
plaies, mais la toléraient dans la mesure où elle ne cherchait pas bagarre en
ville. Un mois s’était écoulé depuis son retour à la vie. Sa première surprise
avait été de découvrir qu’il se trouvait à Venise. Saint-Cassien était occupé
par des soldats qui revenaient de Jérusalem. Des templiers, eux aussi blessés
pendant l’abordage, lui apprirent qu’après sa victoire sur mer Othon d’Aups
avait décidé de faire route sur la cité lacustre et d’y déposer les blessés
avant de continuer son voyage par la voie terrestre. Non sans rancœur, Jean se
remémora le désastre et la mort du prince d’Antioche, Raymond. Il avait tout
perdu, n’avait rien gagné, pas même des indulgences. Son aventure en Terre
sainte était un échec total.
Il était resté trois semaines inanimé sur sa paillasse, soigné
par les moines. Il regrettait presque de n’avoir pas été rappelé par Dieu. Cela
n’avait tenu qu’à la volonté d’Othon. Lors de la traversée de l’Adriatique, on
avait failli le balancer par-dessus bord tant il puait la mort, mais le
commandeur s’était fermement opposé à se séparer des moribonds, arguant qu’on
ne jetait point aux poissons des chevaliers chrétiens qui s’étaient si bien
battus contre les infidèles. L’homme au visage couvert de cicatrices n’était
autre que frère Pierre de Lanleff, maréchal de l’Ordre, titre qui lui conférait
une grande autorité. Les brûlures de son visage témoignaient de son courage
lors d’un siège. L’huile bouillante ne l’avait pas arrêté sur l’échelle qu’il
gravissait en portant le gonfanon.
Pierre l’avait soigné, aidé à recouvrer ses forces, à s’entraîner.
Entre eux l’amitié était née.
— Jean !
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