La Fille Du Templier
était trop belle. L’amour naissait là avec
la forêt, le vent, l’humus et les fougères.
Au croisement de deux sentiers, son guide lui fit signe d’être
prudente. Il lui montra un monceau de ronces. Au milieu de l’enlacement des épines,
il y avait une statue. Malgré les craintes du charbonnier, Bertrane s’en
approcha. Le temps et les intempéries avaient usé et raboté les traits de ce
dieu païen de pierre. On lui avait cassé le bras. Un bélier et des flammes
sculptés sur le socle qui le supportait surmontaient un texte en latin qu’elle
eut du mal à traduire. Au bout d’un moment, elle prononça à haute voix des mots
qui la troublèrent :
— À Agnis, le protecteur, au ciel comme au soleil, dans
l’air comme l’éclair et sur terre comme le feu.
— Dame Bertrane, il ne faut pas s’attarder ici, je sens
rôder lou banaru.
Le charbonnier sentait l’« encorné ». Le diable
était peut-être dans les parages, mais dans ce cas c’était un bon diable car
Bertrane était pénétrée d’une paix qui lui faisait oublier le but de cette
expédition.
— La maison et la tombe des Agnis ne sont plus très
loin ! lança le vieil homme qui s’éloignait en piochant avec son bâton.
Un quart d’heure plus tard, Bertrane visitait les ruines. Quatre
pans de mur, vestiges de la modeste demeure de la famille disparue. Puis elle
découvrit la tombe où le nom d’Agnis et son emblème avaient été profondément
gravés. Alors elle se mit à prier avec ferveur, demandant à Dieu le retour du
chevalier Jean.
24
Comment puis-je l’atteindre ? Comment le puis-je ?
La blancheur était à la fois essentielle et inaccessible. Elle diffusait une
paix, un bien-être infinis. Jean avait essayé de monter vers elle, ou du moins
de voler, car il en était sûr : il n’avait plus ni bras ni jambes. Son
corps terrestre était quelque part… Où ? Il l’avait oublié. Il se
souvenait d’une guerre contre les mécréants, d’un roi, d’une reine, d’un bateau,
d’un templier. La blancheur s’intensifia. Une chaleur gagna l’esprit qu’il
était devenu. Il sentit qu’il était proche de la vérité, d’un absolu qu’il
avait désiré sa vie durant, de l’incommensurable amour de Dieu. Cette communion
avec la blancheur était une sorte de rédemption, un merveilleux retour au
commencement du monde. Puis il les vit se détacher de la neige qui emplissait
sa vision. Pour la troisième fois, ils venaient à lui. D’eux, il ne connaissait
que les visages aux yeux ardents, aux joues creuses, aux bouches exsangues. Il
aurait voulu plaider son innocence, mais il n’avait aucune possibilité de s’exprimer.
Parti dans la violence, l’âme chargée de cent mensonges et
de quelques crimes, il savait que d’un moment à l’autre il pouvait être
précipité en enfer. Une fois de plus, il les entendit prier. Leurs voix
accordées, monotones, lançaient des appels à la pitié. Cela lui fit du bien ;
les saints demandaient au Seigneur de le sauver, ils Lui disaient combien il
avait été brave en Orient, qu’il s’était battu pour la juste cause.
Il y eut un amen et ils repartirent se fondre dans la pureté.
Un an ou un siècle passa. Jean ignorait tout de la marche du
temps dans cet univers suspendu entre paradis et enfer. Cette sensation que l’enfer
existait quelque part au-dessous de lui, il la devait au froid qui parfois l’envahissait.
L’enfer n’était pas ce qu’on racontait ; il était désert de glace, noirceur
et tristesse. Cette impression était d’autant plus terrible que la source de
chaleur semblait s’éloigner.
Je dois lutter, je dois remonter à la surface…
Ils arrivèrent enfin. Ils glissèrent jusqu’à lui et il s’aperçut
qu’ils étaient vêtus de blanc, qu’ils avaient des mains. Leurs figures se
précisèrent. L’une d’elles surtout dont il sentait le souffle sur son esprit. Elle
était impressionnante de dureté. Les stigmates de la passion s’étoilaient en
une myriade de cicatrices. Il se souvint du visage d’un brûlé.
— Je crois qu’il revient, dit ce saint.
— Il a mérité nos prières.
— Il a résisté aux potions de frère Gaspard.
— Frères, il a froid, couvrez-le.
Jean vit soudain la main du saint brûlé étendre ses doigts. Cette
main le toucha. C’était fini. Il tomba, il cria. Il chuta vers l’enfer.
Un goût amer. Le froid s’immisçait en lui. Il avait retrouvé
un corps pour mieux
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