La Fille Du Templier
royaume de
Jérusalem, parce qu’un jour les musulmans nous chasseront de Terre sainte.
— C’est une hérésie !
— Non, c’est un constat né d’une longue réflexion. Le
seul moyen serait de nous allier à l’Islam et de fonder une nouvelle religion, mais
ni les chrétiens ni les Turcs ni les Arabes ne sont préparés à une telle
éventualité.
— C’est un blasphème, Othon.
— Non, un doux rêve.
— Qu’est-ce qui te fait dire que nous serons chassés ?
— Ils sont chez eux, nous pas. Ils sont cent fois plus
nombreux que nous et plus motivés. Vois-tu, Jean, le premier devoir du musulman
est de propager la religion par les armes. Pour lui la guerre sainte se fait de
deux manières : tout d’abord sur le pays de droit, c’est-à-dire sur le
territoire déjà soumis au Coran, comme la Palestine et les États turcs du nord. Ensuite, sur les pays infidèles qu’il faut réduire au tribut. Le devoir du
chrétien est pratiquement le même, à la seule différence qu’il doit défendre la
foi par les armes et non pas la propager de cette manière. Ce qui est une
faiblesse. Dans ces conditions, nous ne pouvons pas gagner. Ne fais pas cette
tête-là. Ce que je prédis n’est pas pour demain… et peut-être se produira-t-il
un miracle. Songe plutôt à notre chère Provence. Je vais te présenter ma fille
Aubeline. Je suis sûr que si tu parviens à la battre en combat singulier, elle
te fera les yeux doux.
Jean se renferma ; il n’était pas d’humeur à conter
fleurette à une demoiselle de Signes, fût-elle fille de templier. Il pensait à
mourir pour Jérusalem.
Le mistral était au rendez-vous de la fête des Morts. Les
sorcières de Signes la Noire avaient reçu des renforts : les jeteuses de
sorts de Saint-Zacharie et les masques de Barjols étaient rassemblés à la
source du Gapeau. Une trentaine de personnes composait l’assemblée la plus
redoutée de la région. La tradition voulait que les détenteurs de pouvoirs
magiques se réunissent trois fois par an sous la présidence d’Inna et de Dagon,
l’invocateur de Barjols. Deux heures avant minuit, ces enfants du diable
prenaient le chemin du gouffre des Morts situé sur le plateau de Siou-Blanc.
Aubeline et Bérarde se demandaient ce qu’elles fichaient là.
Bertrane avait insisté pour qu’elles se rendent régulièrement à Signes la Noire afin de surveiller les agissements d’Inna et de Delphine de Dye. Elle soupçonnait
Delphine d’avoir mis en place un vaste réseau d’espions par l’entremise des
guérisseuses, rebouteux, empoisonneuses et diseuses de bonne aventure contrôlés
par Inna. Et il y avait ces deux têtes ratatinées conservées par les femmes de
Signes la Noire. Inna et ses sœurs ne doutaient pas de faire parler ces
horreurs momifiées. Ce soir, elles les avaient emportées dans un coffre de
genévrier. C’était avec ce bois que le roi Salomon avait construit l’arche d’alliance,
assurait Inna. Cette essence, il est vrai, était imputrescible ; on en
tirait une huile aux vertus miraculeuses.
Le coffre luisait sous la lumière des torches brandies par
les sorcières et les magiciens. Les flammes grondaient à chaque coup de vent. Elles
griffaient le ciel étoilé qu’Inna avait étudié. La sorcière menait son monde
sur les sentiers escarpés, le long des ravins, parmi les pierres levées. Il
faisait froid sur le plateau. Ils parvinrent à l’abîme un peu avant minuit et
entonnèrent aussitôt des incantations.
— Ce sont des démons ! fit Bérarde qui tenait
fermement sa hache, prête à frapper la moindre apparition.
— Il n’y aura pas d’autres nuits, répondit Aubeline. Nous
retournerons à Meynarguette dès la fin de cette mascarade. Demain, je rendrai
des comptes à Bertrane et j’exigerai notre présence permanente à la cour.
La fille du templier tira lentement son épée et sa dague. Au
fond du gouffre des Morts, des lueurs couraient sur les roches. Une très
vieille femme de Saint-Zacharie laissa échapper des cris perçants en les
apercevant, puis ses cris se muèrent en de brèves phrases faites de mauvais
latin et de mots inconnus. La voix d’Inna dominait les autres ; elle
appelait les âmes tourmentées tout en tenant les deux têtes coupées au-dessus
du vide. Des filaments lumineux montèrent jusqu’à elle puis l’enveloppèrent, et
on entendit distinctement chuchoter des hommes et des femmes du fond de l’abîme.
La géante se prépara à
Weitere Kostenlose Bücher