La Fille Du Templier
pouvez rester dans ce castel.
Passé cinquante ans, vous auriez pu dormir dans la tour aux Épis comme le font
nos vénérables et nobles visiteurs, mais malgré la grisaille de votre barbe, je
doute que vous ayez atteint cet âge. Je vous accompagnerai à Château-Vieux où
réside Bertrand de Signes et nous lui rendrons compte de cette première
entrevue. N’en doutez pas, il se pliera aux volontés de la reine. Autre chose
encore : il vous faudra venir seul ici lors des délibérations ; nous ne
sommes pas en guerre et le Sarrasin a depuis longtemps disparu de nos côtes. Désignez
un écuyer pour vous servir, nous pourvoirons à votre défense si ces terribles
chevaliers Jean et Othon revenaient de l’enfer dont ils semblent issus.
Edmond se rembrunit. La comtesse des Baux se moquait de lui.
Il se tourna vers ses hommes et aboya le nom d’Ancelin. Aussitôt un jeune
garçon au teint rose de fille quitta le groupe des guerriers. Jausserande eut
un sourire pour ce nouvel acteur. En voilà un qu’elle allait croquer. Après le
maître, se ravisa-t-elle.
Tout avait été dit. Les hommes avaient bu vingt pintes de
vin et dévoré les victuailles apportées par les servantes. On se sépara. Stéphanie,
montée sur un alezan, emmena la troupe de Casteljaloux à Château-Vieux.
23
Le silence était retombé sur le village. Dans chaque âtre
une soupe fumait, sous chaque toit une femme donnait son lait à un bébé ; le
sage automne reprenait ses droits et fondait en une même flamme feuilles et
herbes. Cet automne à présent malmenait le cœur de Bertrane ; elle enviait
Eléonore dont la vie n’était que printemps et amour. Ce Jean d’Agnis n’était-il
pas plutôt un amoureux éconduit par la reine ? C’était une vision
romanesque qui lui plaisait. Elle s’inquiéta cependant de la présence du templier
Othon d’Aups ; il y avait urgence. Il fallait avertir Aubeline des ennuis
auxquels s’exposait son père.
Que penser du templier ? Quel rôle avait-il réellement
joué ? Tout était possible. Eléonore savait mentir. Dans le domaine des
sentiments, on ne pouvait jamais rien connaître ni prédire, ou même juger, avec
un tant soit peu de certitude. L’amour et la politique ne faisaient pas bon
ménage. La guerre de Troie en était la parfaite illustration. Ce dont elle
était sûre concernait son propre avenir. Une vieillesse solitaire et amère qu’elle
passerait à ressasser indéfiniment les histoires des autres et les regrets. Veuve,
sans amour, sans enfants, elle deviendrait un être inutile mais choyé, comme le
voulaient son rang en Provence et sa fonction au sein de la cour. Née homme ou
indépendante comme Aubeline, elle aurait tracé son propre chemin, suivant ses
impulsions et son instinct. Autrefois, elle rêvait de se retrouver dans la peau
d’un garçon. Elle l’appelait de tous ses vœux en fermant les yeux, elle aurait
donné n’importe quoi pour vivre cette expérience. Elle aurait couru vers une
Bertrane esseulée pour l’enlever. Oui, elle aurait agi comme ce Jean d’Agnis et
cet Othon d’Aups.
La nave roulait, tanguait, gémissait dans les eaux crétoises.
Elle était pleine à craquer de templiers et de chevaux. À Rhodes, elle avait
fait le plein de vivres. Un seul passager n’appartenant pas à l’ordre du Temple
était à son bord : Jean d’Agnis, l’ami du commandeur Othon d’Aups. Les
deux hommes scrutaient les horizons écumeux à la recherche de nefs turques ou
barbaresques. La prise de cette nave, la Tibériade , serait une catastrophe pour le Temple. Elle contenait un trésor fabuleux. Il avait été partagé en trois. Deux
autres navires suivant des routes différentes atteindraient Marseille à des
dates différentes. Les meilleurs chevaliers avaient été désignés pour ce voyage
et ils pouvaient affirmer sans se vanter qu’un seul d’entre eux valait trente
Maures au combat. Cinquante coffres remplissaient la cale, mais deux, par leur
taille, avaient éveillé la curiosité du chevalier d’Agnis.
— Que contiennent les deux grands coffres ? demanda
Jean.
— Je ne suis pas autorisé à te le dire, répondit Othon.
Sache que nous rapportons beaucoup d’or, des pierres précieuses et des objets
saints et que j’ai pour mission de les mettre à l’abri sous la Sainte-Baume.
— Mais pourquoi ne pas les garder à Jérusalem ?
Othon soupira et posa un regard navré sur son ami.
— Parce que nous ne conserverons pas le
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