La Fille Du Templier
bondir. Elle avait l’intention d’abattre
Inna et de la jeter dans le gouffre. Les abattre tous et les envoyer en enfer. Aubeline
devina son amie. Elle dut remettre ses armes au fourreau pour l’apaiser. Ses
mains s’exprimèrent devant le visage déterminé de Bérarde pour que personne ne
comprenne.
— Tu n’as aucune chance, elle te tuera avant que tu la
touches.
— Elle n’est pas armée ! Ils ont des couteaux, des
bâtons et des baguettes ! Je peux les faucher comme de la mauvaise herbe.
— Écoute-moi, Bérarde. Ces gens ne sont pas comme toi
et moi. Leurs armes sont invisibles. Peut-être parviendras-tu à tous les tuer, mais
tu mourras à ton tour même si tu ne saignes pas. Ils t’atteindront dans tes
rêves dans un mois ou un an et tu crèveras dans d’atroces souffrances.
Le souffle de la mort passa sur les deux guerrières. Elles
sentirent les haleines glacées des spectres, des revenants qui de leur vivant
avaient été précipités dans ce trou insondable lors de séances de sacrifice. Elles
se raidirent, s’adressèrent au Seigneur. Aubeline contra leur peur à haute voix :
— C’est à Toi, mon Dieu, qu’appartiennent le règne, la
puissance et la gloire, pour les siècles des siècles ! C’est à Toi que
nous remettons nos âmes. Protège-nous des forces des ténèbres !
Aubeline tressaillit. Bérarde tendit sa hache. L’ombre noire
d’Inna venait de surgir devant elles. Les têtes se balançaient au bout des bras
de l’affreuse chouette.
— Dieu n’est pas ici, fit la sorcière. Tu pourras dire
à dame Bertrane et Stéphanie des Baux qu’Hugon des Baux a envoyé les criminels
et qu’il en enverra d’autres.
Sur ces mots, elle prit son élan et lança les têtes au cœur
de l’abîme. Des cris de détresse et de colère leur parvinrent. La terre trembla.
— Je n’ai plus besoin de vous, dit Inna.
Aubeline tira par le bras Bérarde toujours prête à se battre.
— À cheval ! cria-t-elle. On rentre à Meynarguette.
Bérarde obtempéra de mauvaise grâce. Jusqu’au dernier moment, elle avait eu l’intention
d’envoyer Inna en enfer.
Le mistral. Quelle misère. Le jour de la fête des Morts
rendait ses plaintes plus lugubres encore. Surtout à Château-Vieux perché sur
son piton. Il s’était levé lors de la première messe. Il avait précédé le Veni
Creator chanté par les fidèles. Ce souffle allait-il ranimer les âmes des
défunts ? Il se frayait un chemin entre les dalles disjointes des tombes, il
éparpillait les fleurs fraîches déposées sur les pierres monumentales. Bertrane
et Bertrand, comme chaque année à la même heure, s’étaient rendus dans la
minuscule crypte où reposaient les ancêtres de Signes. Le vent pénétrait même
au fond de ce trou maçonné. Les flammes des torches tremblaient et tout un
relief d’anges et de roses s’animait autour des caveaux. Comme Bertrand priait
et pleurait en silence, s’imaginant déjà dans l’un de ces puits noirs et
humides, Bertrane n’eut qu’une envie, le quitter sur-le-champ. Elle détestait
cette période de l’année qui l’obligeait à demeurer quelques jours dans le
château comtal. Elle se mit à tousser, dérangeant son époux dans son repentir, et
s’autorisa à remonter à l’air libre. Bertrand ne la rappela pas ; il
songeait trop à sauver son âme.
Bertrane retrouva l’ivresse que lui procurait le mistral. En
une rafale, il chassa les miasmes accumulés sous terre. Il la libéra de son
époux dont l’odeur âcre imprégnait ses vêtements. En fait, elle avait une
petite idée en tête.
Elle avait envisagé la chose le lendemain de l’arrivée de
Casteljaloux. Ce Jean d’Agnis, elle l’espérait vivant, avec un passé et un
avenir. Des messagers envoyés à l’abbaye Saint-Victor de Marseille avaient
confirmé qu’il possédait des terres et une ferme sur les hauteurs de Signes, qu’il
tenait son titre d’un ancêtre ayant servi dans les rangs de Guigo de Signes, le
légendaire croisé ayant rapporté les reliques de saint Jean. Si, ainsi qu’elle
le croyait, il aimait la reine, elle saurait le convaincre de faire amende
honorable et d’entrer à nouveau dans les faveurs d’Eléonore. Encore fallait-il
– Stéphanie le répétait assez – qu’il n’ait pas une âme de félon. La comtesse
des Baux pensait que toute cette histoire avait été échafaudée pour discréditer
le roi Louis VII. Il y avait maintenant au cœur des puissants
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