La Fille Du Templier
Stéphanie leur envoyait son médecin personnel quand on lui signalait
des femmes affectées de suintements, de chancres ou de tout autre symptôme
susceptible de contaminer les hommes, ces pauvres insensés plus rapides à
dégainer leur verge que leur épée. Les malades étaient mises en quarantaine et
soignées aux frais de l’armée. Il faudrait prévoir un jour un statut pour ces
drôlesses, à tout le moins créer des orphelinats pour les enfants qu’elles
mettaient au monde quand elles ne parvenaient pas à avorter. Stéphanie
soumettrait cette question aux dames de la cour d’amour.
Les prostituées comptaient leur petite monnaie et s’endormaient
épuisées. Les marteaux des forgerons tintaient sur les enclumes, les chevaux
hennissaient, les sergents hurlaient des ordres. Stéphanie entendit rire Hugon,
son fils aîné. Il entra soudain dans la tente et vint l’embrasser sur le front.
— C’est un grand jour ! s’exclama-t-il.
— Pour qui, mon fils ? Pour ce chien de Raymond
Bérenger et ses féaux catalans et roussillonnais, pour nous et nos alliés
provençaux ou pour le diable ?
— Mère ! Comment peux-tu parler ainsi ? Notre
cause est juste ! Tous nos commandés ont répondu à ton appel et Dieu est
avec nous. Nous gagnerons !
Elle le regarda. Il était pareil à son père. Même visage
carré aux yeux marron, même nez épais, mêmes emportements. Hugon mangeait sa
vie par tous les bouts. Maîtresses, dettes, blessures du corps et de l’âme ne l’affaiblissaient
pas. Il n’était pas bon stratège, mais son enthousiasme sans faille jouait sur
le moral des hommes. À trente ans, il se comportait toujours comme un
adolescent écervelé. Stéphanie soupira ; l’avenir des Baux était bien
compromis.
— Dieu jugera, répondit-elle. Aide-moi, veux-tu ?
Hugon s’empressa d’obéir. Entre eux, c’était devenu un
rituel de guerre ; il était en quelque sorte son écuyer. Elle portait des
culottes longues d’homme et un bliaud noir qui descendait sous la taille. En
campagne, elle dormait vêtue de la sorte, prête à se montrer aux soldats en cas
d’alerte, négligeant les merveilleuses chemises orientales que lui avait
offertes son époux en des temps meilleurs.
— Endurons la torture, souffla-t-elle en tendant les
bras.
Hugon lui enfila le gambison rembourré de filasse. Elle eut
chaud aussitôt. On était au mois d’août. Le soleil frappait dur en bordure de la Camargue d’où s’échappaient des odeurs pestilentielles et des nuées de moustiques. Les
combattants ne tiendraient pas longtemps dans cette fournaise ; elle l’espérait.
Plus courte serait la bataille, plus seraient épargnées des vies. Après le
gambison, son fils lui présenta le haubert fait de trente mille mailles
entrelacées. Vingt livres… Cette tunique de fer était bien trop lourde pour
elle, mais Stéphanie tenait à ressembler à ses chevaliers. Ils la respectaient
depuis le jour où elle avait pris les armes aux côtés de son époux, depuis la
première charge héroïque face à la cavalerie lourde du Languedoc.
Restait la tunique aux armes des Baux. Hugon ouvrit le
coffre posé près de la paillasse et y prit le vêtement symbolique. Lorsqu’il le
déplia, la gorge de Stéphanie se serra. Il appartenait à Raymond des Baux, son
cher époux disparu, et on l’avait retaillé à ses mesures. L’étoile aux seize
rais d’argent, symbole des Baux, s’étalait sur toute la largeur de la poitrine.
Quand elle l’eut enfilé et que l’épée damasquinée au quillon contenant une
relique de saint Simon fut entre ses mains, elle eut l’impression qu’une force
se glissait en elle, se répandait dans son corps et lui chauffait le cœur.
Elle était prête. Hugon rabattit la toile de tente et s’écarta
pour la laisser sortir. Dès qu’elle apparut dans les premiers rayons de l’aube,
un seul cri retentit, formidable, annonciateur de la grande tempête d’acier et
de feu que les hommes appelaient de toute leur énergie :
— À l’asard Bautezar !
« Au hasard, Balthazar ! » Des milliers de
soldats l’avaient crié avant eux. La devise des Baux rappelait au monde que
Stéphanie et ses fils descendaient du roi mage Balthazar venu en Provence avec
les saintes Marie.
Stéphanie leva l’épée vers le ciel. Ses trois autres fils, Guillaume,
Bertrand et Gilbert, s’agenouillèrent et baisèrent le bas de sa tunique. Des
hommes jurèrent de mourir pour les Baux, de la
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