La Fille Du Templier
restait-il du magnifique projet du pape Urbain II
qui avait lancé la première croisade pour libérer les hommes de l’emprise de
Lucifer ?
À la fin de ces lectures, il y eut quelques commentaires à
voix basse. Delphine examinait chaque visage avec ce regard dur et sans âme qui
mettait mal à l’aise et faisait baisser les yeux. Elle n’eut pas le plaisir de
faire plier Stéphanie, Aubeline et cette brute burgonde. Les trois femmes lui
tinrent tête. Lorsqu’elle rencontra le regard de Bertrane, elle y lut de l’inquiétude.
Le silence était revenu.
On attendait que la dame de Signes donnât le premier avis.
Bertrane ne savait que dire. La Judée, la Palestine, le comté d’Edesse, celui de Tripoli et la principauté d’Antioche étaient
si loin. Mélisende et Baudouin appartenaient à la légende. Dans cette histoire,
il n’était pas question d’amour, mais de politique. Ces deux êtres s’opposaient
pour la possession du royaume de Jésus. Il était du devoir du pape d’intervenir,
mais le Saint-Père, préoccupé par son propre sort au sein d’une Rome affaiblie
et dépendante de l’Empire germanique, n’avait pas d’influence en dehors de l’Italie.
Bertrane quitta la banquette de pierre où elle siégeait au
milieu de ses pairesses. Elle fit face à la comtesse de Dye qui se tenait sous
le vieil olivier, passant de la lumière bleutée à l’ombre des feuillages. De
cet endroit, elle apercevait la Sainte-Baume. La montagne paraissait plus grande sous le ciel sans nuages. Sa face blanche s’élevait au-dessus des forêts
rabougries de son versant sud. Des couronnes de roches nues s’ouvraient sur des
gouffres invisibles. Un bouc bêla vers le pont du Diable. Alors il sembla à la
jeune femme que la montagne devenue hostile était sur elle, prête à l’écraser.
— Attends-tu quelque signe du ciel ? lança
Delphine de Dye avec impatience. Tu sais que je n’aime guère perdre mon temps
lors de nos réunions. Si tu veux en savoir un peu plus sur le sens caché des
choses, tu dois te rendre à Signes la Noire.
À l’évocation de Signes la Noire, proche de la grande léproserie, lieu où vivaient les sorcières, il y eut un frémissement. Les femmes
sentirent passer le souffle froid des ensorceleuses qui liaient chaque nuit
leurs âmes à celles des démons.
Bertrane se ressaisit. C’était Delphine qui lui conseillait
de consulter les sorcières ? Par exemple ! La comtesse de Dye
entretenait les habitantes de Signes la Noire avec ses deniers, les protégeait, se servait de leurs pouvoirs occultes. Peut-être appartenait-elle à la
confrérie ? On ignorait tout de l’organisation dont les ramifications
touchaient toutes les couches de la société féodale et couraient à travers l’Europe.
Il suffisait de la contempler. En cet instant même, dans sa robe sinople, adossée
au tronc torturé du vieil arbre couvert d’usnée, elle était digne de l’antique
lignée des prêtresses ligures. La comtesse aux cheveux couleur de plomb blanchi
avait l’âge de l’olivier qui l’abritait. Sa peau ravinée, d’une grisaille
maladive, ne contrastait en rien avec l’écorce de l’arbre antique.
Son regard mauvais se vrilla le temps d’une respiration dans
celui de la dame de Signes. Les deux points sombres au fond des orbites s’embrasèrent.
Bertrane y vit le feu du diable, mais elle ne se laissa pas impressionner. Pas
plus que Stéphanie et Jausserande qui suivaient le duel. Aubeline serrait les
poings ; elle détestait Delphine. Bérarde qui avait l’avantage de pouvoir
s’exprimer en silence lui dit :
— Celle-là, on devrait la marier au comte de Barcelone.
C’est un poison. Je préférerais la savoir à mille pieds sous terre avec son
maître Satan !
Bertrane se tourna vers la cour.
— Ai-je une seule fois depuis ma venue dans ce fief et
mes fiançailles avec le comte Bertrand porté mes pas vers Signes la Noire ? Je dis bien la Noire car je ne mêle pas nos pauvres lépreux à ce lieu proche de
leur hôpital. Avons-nous besoin de la magie noire pour résoudre des questions d’amour
et trouver des solutions aux problèmes politiques que des personnes avisées
nous soumettent ? Tu déraisonnes, ma pauvre Delphine. À moins que ce ne
soit voulu. Quoi de plus enivrant que de parler à une assemblée, de la faire
pencher du côté souhaité, de manier le verbe. Tu es lettrée, tu lis Cicéron, tu
as le discours dans le sang. Bien des évêques, quand tu
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