La force du bien
Cette dernière constatation est peut-être plus angoissante encore. Et je m’interroge : n’est-ce pas cette question, problématique entre toutes, qui me fait courir à la recherche des Justes ?
Ce jour-là, avant de le quitter, je demande à Jean-Paul II s’il peut m’accorder une interview pour mon film, Tzedek .
« Ah, soupire-t-il, ce n’est pas simple d’être le pape ! Il y a des règles que je dois respecter… »
En effet. Le pape ne publie jamais d’entretien dans la presse. Il ne participe jamais à un film. Quand il se déplace, les télévisions de tous les pays ou presque le suivent : comme il s’adresse au monde entier, ce sont donc ces télévisions qui transmettent sa parole. Quand il donne audience, la télévision du Vatican enregistre et procède ensuite aux montages nécessaires. Quant aux textes, aux discours qu’il prononce, on ne peut les obtenir qu’en lisant l’organe officiel du Vatican, L’Osservatore romano . A-t-on jamais lu, du reste, des déclarations du pape à tel journal ou à tel individu ?
Nous ne savons comment contourner cet ensemble d’interdits. Mais Jean-Paul II sourit.
« Notre ami Stanislas Dziwisz trouvera un moyen, dit-il. On va faire quelque chose… »
Nous nous séparons sur cette note optimiste, et, dès le lendemain, Stanislas Dziwisz m’appelle : il a une idée. Il en a parlé à Jean-Paul II. Il va organiser, en liaison avec le cinquantième anniversaire de l’Holocauste, une audience avec des rescapés. Le pape leur dira ce qu’il pense d’Auschwitz et des persécutions antijuives. Il en profitera pour évoquer l’action des Justes. Puis il dira quelques mots à chaque personne, comme d’habitude. Et, à titre exceptionnel, on laissera entrer avec moi mon équipe de cinéastes. J’aurai droit, vers la fin de cette audience, à quatre ou cinq minutes pour discuter avec lui pendant que la caméra nous enregistrera.
Le jour venu, environ trois mois plus tard, j’arrive en compagnie de mes techniciens. La veille, hélas, le malheureux Stanislas Dziwisz a eu un accident : il est à l’hôpital, un bras dans le plâtre. Je pressens que son absence va me créer quelques menues difficultés…
De nombreuses personnes sont là, représentant diverses organisations de survivants, en majorité venant d’Amérique et de France. L’accès à une audience du pape, dans un décor somptueux mais au milieu de la foule des gens présents, n’est pas vraiment facile. Surtout si l’on doit affronter les suspicions et la poigne (pour ne pas dire la brutalité) d’un service d’ordre pressant, qui pousse plus volontiers les visiteurs vers la sortie qu’il ne les laisse entrer. Aux différents barrages des huissiers en grand habit et de la garde rapprochée, tout en muscles et noeuds papillons, il faudra montrer patte blanche sans le secours de Stanislas Dziwisz, qui nous serait pourtant si utile en ces circonstances.
Chaque fois, je dois expliquer :
« Sa Sainteté est un ami…
— Sa Sainteté est votre ami ? Et vous, qui êtes-vous ?
— Moi, je suis le Juif Marek Halter !»
Notre arrivée caméra au poing sème une discrète pagaille. Elle suscite la méfiance de ces messieurs très zélés qui nous scrutent sans aménité, à peu près comme s’ils contemplaient un cactus introduit par une main diabolique dans un assemblage floral délicat. Enfin, nous parvenons à nous faire comprendre et, après avoir traversé différentes salles magnifiques, décorées par les plus grands artistes de la Renaissance, nous accédons à la salle des audiences.
L’ambiance y est extraordinaire. De petites chaises dorées, sagement alignées, attendent les visiteurs. Elles sont tournées en direction d’une estrade, sur laquelle une sorte de trône encadré de deux sièges plus bas est destiné au pape. Le flanc droit de la salle est réservé aux scribes modernes, c’est-à-dire aux techniciens de la télévision vaticane, qui enregistrent toutes les interventions de Jean-Paul II. Quand celui-ci arrive, escorté de deux cardinaux portant leur somptueux brocart rouge et coiffés de leur calotte rouge, toute l’assistance se lève. Cette cérémonie, qui n’a pas changé depuis l’époque des Borgia, ne manque pas de grandeur, et son caractère hiératique est puissant.
Lorsque enfin le pape prend la parole pour parler des Justes, le magnétophone d’un de mes équipiers tombe en panne. J’ai toutes les peines du monde à
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