La force du bien
mille ont été sauvés pour avoir trouvé refuge dans les couvents de la ville aussi bien que chez leurs voisins.
Visage allongé, courte barbiche, cheveux rares et blanchis par les ans, le grand rabbin Élie Toaff est troublé, cinquante ans après, d’évoquer ceux qui lui sont venus en aide, et il voue à ses sauveteurs une indéfectible reconnaissance. Il n’a rien oublié des événements.
« Au début de la guerre, j’étais un tout jeune rabbin d’Ancône. J’ai été sauvé deux fois, et chaque fois par un curé ! La première fois, alors que les Allemands avaient pris la ville en septembre 1943 : je rentrais de la synagogue pour aller à la maison, un curé a surgi pour me dire de venir chez lui, où il avait recueilli ma famille : la Gestapo était chez moi ! Avec son aide, je suis parti rejoindre le maquis du Piémont. À Roch ha-Shana, le jour de l’an juif, je suis allé chercher ma femme et mon enfant qui étaient cachés dans un village des environs : je voulais, pour ce soir-là, les emmener dans le maquis pour que nous puissions célébrer cette fête ensemble. Soudain, un autre curé a surgi sur la route en me disant : “ N’y allez pas ! Les nazis ont fait une descente. Votre groupe est décimé ! ” Et il nous a emmenés chez lui. »
Élie Toaff est un septuagénaire en forme, au parler vif, volubile, très « italien ». C’est avec bonheur qu’il poursuit son évocation :
« La nuit venue, j’ai demandé à notre curé deux bougies et un peu de vin. “ Pour quoi faire ? ” m’a-t-il questionné. Je lui ai expliqué qu’il s’agissait pour nous de célébrer le jour de l’an : ma femme devait allumer les bougies pour que je puisse prononcer la bénédiction. “ Alors, m’a-t-il dit, nous célébrerons cela ensemble ! ” Nous avons fait un Roch ha-Shana inoubliable… C’était quelques jours avant la Libération. Les survivants sont revenus à Ancône et j’ai pu rouvrir la synagogue. Le curé Dom Celacci et moi, nous sommes restés très liés jusqu’à sa mort… »
Florence, 1943 : le grand critique d’art américain Bernard Berenson, recherché par la Gestapo, écrit depuis sa cachette que « même un dominicain hébraïsant a dû s’enfuir de son monastère, de crainte d’être arrêté, et s’est réfugié en ma compagnie ». Il rapporte aussi qu’un autre prêtre a été arrêté pour avoir caché un Juif et que le cardinal de Florence, Elia della Costa, s’est lui-même déclaré coupable et a demandé à être emprisonné à la place de ce prêtre.
C’est dans cette atmosphère marquée par la violence et la délation que la directrice et l’économe du couvent des soeurs franciscaines missionnaires de Marie, à Florence, décident d’ouvrir grandes les portes de leur institution aux Juifs persécutés. « Parce que c’était notre devoir, me diront-elles… Parce que c’était naturel. »
En Italie, les Justes se comptent par centaines, mais l’histoire des soeurs franciscaines de Florence m’a touché plus que d’autres. Peut-être à cause de la luminosité des visages des sauveteuses et, aussi, de la force pathétique du récit de l’enfant juif qu’elles ont arraché à la mort.
Madre Sandra, c’est-à-dire soeur Ester Busnelli, était, à l’époque, l’économe de ce couvent. Long habit blanc orné d’un simple pendentif, visage maternel et plein de compassion, elle offre la silhouette et le profil typiques d’une bonne soeur de l’Église. C’est une femme vive, au regard aigu. D’abord sur la réserve, elle va vite surmonter sa timidité. Cette période de l’histoire et de sa vie est gravée en elle, et elle l’évoque avec fougue. Sa spontanéité à parler, à rire, voire à élever la voix jusqu’au ton passionné, m’enchante. Elle a même ce cri de protestation, dont la sincérité est d’une totale fraîcheur :
« Mais moi, j’aime les Juifs ! Sans eux, on ne saurait même pas qui était le Christ ! Oui, j’aime les Juifs ! Nous adorons le même Dieu qu’eux, n’est-ce pas ? Nous sommes unis, nous avons nos racines dans le judaïsme… »
En entendant cela, je repense à soeur Ludovica, au couvent de Plody en Pologne, pour laquelle sauver un enfant juif, c’était comme sauver l’Enfant Jésus . À ma demande, soeur Ester Busnelli, ou plutôt Madre Sandra, évoque les années noires de la guerre :
« Notre cardinal, le cardinal Elia della Costa, nous avait dit
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