La force du bien
garder mon calme. Quand l’engin reprend du service, Jean-Paul II a terminé son intervention ! Il se lève, et commence à parler – quelques instants, parfois quelques minutes – avec chacune des personnes présentes qui passent l’une après l’autre devant lui avant d’être très vite évacuées par la garde, toujours vigilante et musclée, une fois l’entretien achevé. À mon tour, je m’approche de lui, suivi et encadré par mes techniciens et leur matériel. Jean-Paul II nous aperçoit et vient à moi les bras ouverts pour me gratifier d’une accolade, puis il me demande :
« Alors, vous êtes venu exprès de Paris ?
— Oui, Saint-Père.
— Et notre ami Stanislas Dziwisz qui n’est pas là ! Le malheureux : il s’est cassé un bras… Il a tout organisé, et maintenant que nous sommes là, face à face, le voici à l’hôpital !
— Je l’ai appris, en effet. »
(Et, face à la garde, à mes dépens ! il ne sait pas, Jean-Paul II, combien Stanislas Dziwisz m’a manqué depuis une bonne demi-heure – à quel point, et avec quel égoïsme, je l’aurais souhaité en bonne santé à mes côtés pour franchir les barrages des sourcilleux huissiers…)
Il me regarde avec un demi-sourire et m’engage à poser mes questions. Sous l’oeil de notre caméra, je lui demande :
« Très Saint-Père, avant la guerre, presque tous vos amis d’enfance étaient juifs ?
— Oui.
— La majorité d’entre eux a été tuée. Seuls trois ou quatre ont pu échapper à la mort.
— Oui. C’est terrible. »
Quelques mots, dans leur brièveté, qui ne disent pas tout ce que dit en ces instants le visage de Jean-Paul II : il change sans arrêt et passe d’une expression à une autre, plus profonde – de la gravité à une gravité plus forte.
Je lui demande :
« Vos amis survivants ont échappé à la mort grâce à la générosité de quelques chrétiens : étiez-vous parmi eux ? Qu’avez-vous fait pour les Juifs ?»
Je m’attendais, je l’avoue, à une autre réponse que celle qu’il me donne. Nombre de personnes me l’avaient indiqué : il était à compter au nombre de ces hommes qui avaient pris des risques pour des Juifs. On sait, par exemple, qu’il a confectionné de faux papiers pour eux pendant la guerre.
Or Jean-Paul II me répond :
« Je ne veux pas m’attribuer des mérites que je n’ai pas … »
Je devrais, peut-être, enchaîner sur une autre question. Je ne peux pas. Cette réponse est si directe, si franche et surtout si inattendue que j’en reste interloqué. Ainsi, il estime que ce qu’il a fait n’est pas important ! Pas assez pour faire de lui un Juste… Et, figé sur place, je le regarde : ses yeux sont impénétrables. Je ne sais plus que dire, que penser ni que faire. Je lui balbutie un « merci, Saint-Père », et notre audience s’arrête là. Une fraction de seconde plus tard, la garde empoigne mon équipe : « Bon, c’est terminé, on circule », et nous entraîne vers la sortie.
J’ai longtemps réfléchi sur cette réponse, sur son humilité.
Je me suis demandé si je ne risquais pas, à garder cet entretien tel quel, de donner l’impression d’avoir voulu piéger le pape. Pour suggérer, en somme, que ce pape-ci ne serait pas meilleur que son prédécesseur du temps de la Seconde Guerre mondiale, Pie XII. Mais tel n’est pas mon propos, loin de là ! Du reste, Jean-Paul II, à l’époque, était un jeune homme de vingt-quatre ans, tandis que Pie XII, lui, était un souverain pontife en exercice, au sommet de son pouvoir. Enfin, il y a un faisceau de témoignages non complaisants qui tendent à établir que le jeune homme en question, c’est-à-dire le futur Jean-Paul II, a bel et bien aidé ses amis juifs pendant la guerre.
En effet, le jeune Karol Wojtyla, amoureux d’une jeune fille juive, de chansons (il en composait les textes, et son meilleur ami, un Juif, les musiques), et de théâtre, qu’il pratiquait avec ses compagnons (des Juifs, encore…), lorsqu’il doit se réfugier à l’évêché de Cracovie, poursuivi par les autorités de l’Occupation que les pièces antiallemandes qu’il joue exaspèrent au plus haut point, que fait-il, dans cet évêché ?
Certes, il y trouve la foi. Il y devient un religieux – sans deviner que cette démarche le conduira à s’asseoir un jour sur le trône du Vatican, c’est-à-dire à assumer la responsabilité spirituelle la plus haute
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