La force du bien
certain nombre d’oeuvres sociales et de gens qui pouvaient les cacher à Lyon. Mais la ville était de moins en moins sûre, et il a fallu conduire les Juifs vers d’autres abris.
— Vous est-il arrivé d’en faire passer en Suisse ?
— Oui. Il fallait franchir une double rangée de barbelés… »
René Nodot soupire, un brin de nostalgie dans le regard.
« Cette époque a été terrible, mais exaltante aussi. Ne fallait-il pas faire quelque chose pour ces malheureux ? Ne fallait-il pas les protéger de la barbarie ? Nous-mêmes, jadis, en tant que protestants, n’avions-nous pas été nous aussi pourchassés ?
— S’il le fallait, vous recommenceriez ?
— Je vois mal ce que je pourrais faire d’autre… Oui, je recommencerais, comme on dit, mais, ajoute-t-il en souriant avec humour, je crois bien que je ne serais plus assez souple pour passer sous les barbelés !… »
54.
En Italie, quelque cent soixante-dix prêtres ont payé de leur vie le fait d’avoir aidé et caché des Juifs. Nombre de couvents leur ont servi de refuges contre les rafles allemandes de l’automne 1943, et par exemple le couvent Saint-Sébastien, aux Catacombes. Là, ils étaient nourris et soustraits à la curiosité des SS. Le père Lorenzi, qui me donne ces informations, me fait visiter quelques-unes des cachettes où les moines dissimulaient leurs protégés lorsque les Allemands se mettaient à fouiller de trop près, ou à rôder ostensiblement sous les fenêtres de tel ou tel couvent pour intimider les religieux.
Ainsi, en dépit du silence de Pie XII, nombre d’hommes et de femmes de l’Église romaine n’ont pas craint d’apporter leur concours aux Juifs pourchassés. Mais si ce pape avait parlé ? S’il avait appelé tous les chrétiens, et d’abord les siens, les catholiques, à aider les Juifs ?… N’aurait-on pas trouvé parmi les populations européennes, une plus grande compréhension de ce qu’il se passait pour les Juifs ? La tournure prise par la Shoah en aurait-elle été modifiée ?
Je cultive en moi depuis longtemps une double image de l’Italie. L’une de ses faces, haute en couleur et en contrastes, baigne dans l’art et la lumière de la Méditerranée : c’est l’Italie humaniste, celle de Dante et de Pétrarque, l’Italie de l’invention de la perspective, l’Italie de la Renaissance, de Giotto, de Leonardo, de Michel-Ange.
Au II e siècle, Rome était la ville la plus peuplée du monde, et on y comptait environ quinze mille Juifs organisés en onze congrégations, chacune dotée d’une école, d’une synagogue et de services communautaires. Cinq de ces synagogues s’élevaient dans le Transtévère, un ancien terrain vague de la rive droite du Tibre que l’empereur Auguste avait, deux siècles plus tôt, vidé de ses voleurs et de ses prostituées pour en faire le quatorzième district de Rome. À partir de ce moment, les Juifs n’ont jamais quitté la péninsule. Et depuis l’abolition du ghetto pontifical de Rome, en 1870, jusqu’aux premières lois antisémites de 1938, l’émancipation des Juifs était presque parfaite en Italie. La veille de la guerre, la communauté était forte de cinquante mille personnes, réfugiés compris, dont certains avaient traversé sans papiers la frontière avec l’Allemagne, comptant sur la « souplesse » de l’administration italienne.
En regard de cette Italie-là, l’autre face révèle des lieux qui, depuis mon enfance, ne cessent d’éveiller en moi un rêve teinté d’angoisse – des lieux mystérieux qui avaient, je ne savais trop comment, quelque chose à voir avec le destin du peuple juif : les bâtiments du Vatican, c’est-à-dire le siège central, la direction suprême de l’ Église catholique, apostolique et romaine . Énigme, inquiétante énigme que ces quatre mots ! – suivis d’un cinquième non moins troublant : là, dans le palais du Vatican, vivait un personnage que son titre même auréolait d’une imprévisible puissance – le pape .
Pour comprendre ces sentiments, il faut se souvenir que je ne suis pas né en France, où la séparation de l’Église et de l’État est un fait : depuis la Révolution, l’Église ne pèse pas autant sur la vie des gens – sur leurs démarches quotidiennes, sur leurs pensées, sur leurs comportements, sur leurs engagements, sur leurs réactions – qu’elle le faisait en Pologne au temps de mon enfance. À l’époque, il était
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