La force du bien
impensable qu’un Polonais, fût-il communiste, puisse manquer une messe du dimanche ! De même, aucun pogrom, aucune manifestation antijuive n’a pu être organisé à l’insu de l’Église, ni sans l’accord et le soutien de sa hiérarchie… Dans ces moments-là, les cloches sonnaient à toute volée et ma mère m’interdisait de me montrer à notre balcon. Il fallait que les Juifs ferment à la hâte les rideaux de fer de leurs boutiques et rentrent se terrer chez eux. Peu après, on voyait apparaître une de ces processions précédées d’une gigantesque croix et, sur le passage de cette procession, on cassait du Juif en toute bonne conscience. Malheur, s’il était juif, à l’attardé, à l’égaré qui traînait sur les lieux !
Pourquoi sonnent-elles,
Pourquoi continuent-elles de sonner,
Ces cloches orgueilleuses qui nous terrifient ?
Cette chanson yiddish, je l’ai entendue pour la première fois dans la cour d’un immeuble de Varsovie où habitait mon grand-père Abraham. J’étais un très jeune garçon qui commençais à apprendre le monde, et cette chanson, à elle seule, en dit long sur la façon dont un Juif du Ghetto pouvait percevoir les emblèmes du christianisme.
Pour l’enfant que j’étais, ces deux symboles majeurs de la chrétienté : la croix et les cloches, étaient d’emblée liées à l’idée d’un ennemi implacable, d’un ennemi qui nous pourchassait depuis toujours et dont l’inaccessible et ombrageux grand prêtre siégeait au Vatican. Me rendre en un tel lieu, c’est donc pour moi pénétrer dans le sanctuaire, dans le saint des saints de cette mémoire d’enfant juif.
C’est aussi en revenir à des souvenirs plus récents : l’image du pape Pie XII, froid, ascétique, refusant d’intervenir en faveur de ses frères juifs. Même en faveur de ceux que l’on arrêtait sous ses fenêtres. Les appels pressants de la hiérarchie de l’Église ou des hauts responsables catholiques, qui lui demandaient de dénoncer les persécutions antijuives, ont pourtant été nombreux. Et en provenance de multiples milieux. Je pense notamment au président du gouvernement polonais en exil, Wladyslav Raczkiewicz ; à Konrad von Preysing, évêque de Berlin ; au doyen du chapitre catholique de la cathédrale Sainte-Edwige de Berlin, le prêtre Bernhard Lichtenberg, qui sera par la suite arrêté par la Gestapo et qui mourra, le 5 novembre 1943, lors de son transfert à Dachau…
L’ambassadeur allemand auprès du Vatican, Ernst von Weizsäcker, rapportait à Berlin que de nombreux ecclésiastiques de haut rang étaient scandalisés par les persécutions antijuives. « On dit, notait-il à l’époque, que les évêques des villes françaises où se sont produites des choses similaires les ont condamnées. »
Ces pressions furent néanmoins inutiles : « Le pape, écrivait l’ambassadeur von Weizsäcker le 26 octobre 1943, bien que pressé, dit-on, de plusieurs côtés, ne s’est pas laissé amener à élever la moindre protestation contre la déportation des Juifs de Rome. »
Imagine-t-on l’effet produit sur les catholiques de l’Europe occupée si, à Rome, à la tête de l’Église, on avait, de manière officielle, solennelle, appelé à lutter contre le Mal ? Ou, à tout le moins, à le condamner, ne serait-ce qu’en pensée ?
En l’absence d’un tel mot d’ordre, les ecclésiastiques, à tous les niveaux de la hiérarchie, ont cependant su agir selon leur conscience, manifestant souvent, et non sans courage, la réalité de leur compassion et justifiant ainsi, à titre individuel, leur engagement dans la foi.
À en croire Hannah Arendt, le pape Jean XXIII aurait répondu, à quelqu’un qui lui demandait ce que l’on pouvait faire contre la fameuse pièce de Rolf Hochhuth, Le Vicaire , dans laquelle le dramaturge allemand accusait Pie XII d’avoir, sans réagir, laissé déporter les Juifs, y compris les Juifs italiens : « Faire ? Que peut-on faire contre la vérité ?»
Pénétrer au Vatican n’est pas, pour moi, un acte naturel. Escorté par les gardes suisses (dont les fameux et anachroniques uniformes, que l’on a longtemps – et à tort – crus dessinés par Michel-Ange, n’ont pas bougé depuis quatre siècles et demi), je traverse la cour d’honneur, nommée « cour Saint-Damase ». Le secrétaire du pape, Stanislas Dziwisz, est un personnage subtil et cultivé. Homme de confiance omniprésent, il
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