La force du bien
nous l’avons pourtant laissé dormir sur une chaise longue à côté de sa maman parce que nous n’avions plus de lit. Et le lendemain nous l’avons envoyé dans un collège de garçons, le collège Santa Martha, à Settiniano. La nuit suivante, hélas, sa maman a été arrêtée. Lui a pu être sauvé parce qu’il était dans ce collège… Au dernier moment, on a essayé de sauver la mère du petit Emanuele Pacifici. On l’a poussée dans une pièce à l’écart, en se disant que, peut-être, dans la confusion… Puis nous avons essayé de la mettre à l’infirmerie avec les malades. Mais, avec les fichiers précis dont disposaient les SS, il n’y avait pas moyen de leur échapper. Elle a été prise, et conduite à Vérone avec les autres Juifs qu’ils ont raflés ce jour-là. Depuis, on n’a plus jamais eu de leurs nouvelles, hélas !»
Le témoignage de Madre Sandra est d’autant plus émouvant qu’il se prolonge au-delà . Au-delà du temps, en partance pour Auschwitz, un message de sa mère est parvenu, en 1950, à Emanuele Pacifici : une carte postale, portant cachet de la poste de Vérone, de 1943 !…
En fait, avant que la Gestapo n’ait fini de rafler toutes les femmes juives réfugiées dans le pensionnat de la place du Carmel de Florence, sa directrice, Annie Lombardi, avait pu glisser à chacune d’elles une carte postale timbrée. La mère d’Emanuele Pacifici avait dû jeter cette carte par la fenêtre d’un train, après y avoir griffonné quelques mots à la hâte. Ce train plombé l’emmenait à la mort, à Auschwitz. Sur cette missive d’au-delà de tout, d’une écriture que l’on sent précipitée par la bousculade du sort, elle forme le voeu que toute sa famille puisse se revoir… C’est le dernier témoignage qu’Emanuele Pacifici possède de sa mère. Elle était morte depuis sept ans lorsqu’il lui est parvenu.
Lorsque j’avais évoqué cet épisode avec Madre Sandra, son visage était resté sombre, avant de s’éclaircir dans un bon sourire.
« Mais, Dieu merci ! Emanuele a été sauvé !»
56.
J’ai le sentiment qu’avant de présenter le cas du professeur Francesco Gabrieli je dois m’expliquer sur les raisons qui m’ont conduit à l’introduire dans cet ouvrage.
Plusieurs personnes sauvées, en Pologne, en Hollande et en France, m’ont parlé de cette complicité – parfois passive – qui a été nécessaire pour que les Justes puissent accomplir leur action. Or, jusqu’ici, je ne me suis pas encore intéressé à l’un de ces « spectateurs » anonymes des événements que je décris dans ce livre.
Le professeur Francesco Gabrieli, éminent spécialiste de littérature arabe, appartient à cette catégorie d’hommes qui m’a toujours fasciné : ceux qui n’ont rien fait . À Rome, pendant la guerre, il a eu pour voisins les Modigliani, une famille juive dont le fils, Enrico, est devenu député au Parlement italien. Le professeur Gabrieli est aujourd’hui un homme âgé, au long visage maigre et osseux, aux mains fines, au geste saturé de culture et d’érudition. Il me reçoit chez lui avec amabilité, et nous nous installons dans son bureau. Les murs sont tapissés de livres, d’ouvrages rares, d’éditions raffinées du Coran. Son regard guette le mien. Il attend mes questions avec intérêt et curiosité. Il sait, puisque nous en avons déjà parlé, de quoi nous allons nous entretenir.
« Professeur, lui dis-je, avant l’invasion allemande du 8 septembre 1943, quelle était la situation des Juifs en Italie ?
— Elle a commencé à se détériorer en 1938. Entre 1938 et 1943, il y avait une situation peut-être moins tendue, moins tragique pour eux qu’en Allemagne. Mais à partir de 1943, après le 8 septembre, leur situation a tellement empiré qu’elle est devenue la même, tout compte fait, que celle qui régnait dans les autres pays d’Europe.
— Aviez-vous des amis juifs à l’époque ?
— Oui, bien sûr. À l’université. Même si, à partir de 1938, ils ont dû quitter leurs fonctions, abandonner leurs postes.
— Comment avez-vous réagi à la répression brutale des nazis ?
— Eh bien, pour moi, ç’a été une souffrance. J’ai éprouvé, je crois, les sentiments les plus amers de toute ma vie. Je ne suis pas juif ; je n’ai pas non plus de parents juifs. Mais, en tant qu’érudit, chrétien et libéral, j’ai toujours senti, j’ai toujours perçu la persécution contre eux
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