La force du bien
Sandra et à Annie Lombardi que j’ai rencontré Emanuele Pacifici, qu’elles ont bel et bien sauvé. Il est le fils du grand rabbin de Gênes de l’époque, Ricardo Pacifici. Il appartenait à cette communauté qui vivait en Italie depuis plus de deux mille ans – vingt et un siècles, en fait : depuis les Maccabées ! Rome, Milan, Trieste, Turin, Florence, Gênes, Venise, Livourne, Ancône, mais aussi Naples, Salerne, Tarente, Reggio di Calabria : autant de noms liés à l’histoire et à la culture juives.
Emanuele Pacifici est un homme plutôt rond, le cheveu rare et batailleur, bouillonnant de vitalité. L’oeil pétillant sous de grosses lunettes, volubile, nerveux, vibrant comme aux jours les plus aigus d’il y a cinquante ans, il me raconte son odyssée – que ses sauveteuses avaient parfois du mal, compte tenu de leur grand âge, à reconstituer dans le détail :
« Vous ne pouvez imaginer l’atmosphère en Italie lorsque, le 25 juillet 1943, Mussolini a été démis de ses fonctions. Les soldats quittaient les casernes, tout le monde hurlait ; partout, on brûlait les emblèmes fascistes ! On pensait que la guerre était finie – elle ne faisait que commencer ! Je n’avais que douze ans quand les Allemands ont envahi l’Italie, le 8 septembre 1943. À l’époque, un prêtre catholique aidait mon père. Il s’appelait Don Francisco Repetto, et il était le secrétaire du cardinal Boetto, de Gênes. Chaque soir, il trouvait un nouvel abri pour cacher mon père, afin qu’il puisse passer la nuit en paix. C’était un être exceptionnel. Il a sauvé la vie de beaucoup de Juifs… Quant à moi, j’ai été emmené près de Pise par un frère de ma mère. Mais, à peine un mois plus tard, un prêtre de Gênes est venu nous conseiller de partir au plus vite : en dépit de toutes les précautions prises, mon père venait d’être arrêté et on pouvait craindre qu’il ne parle sous la torture. Quinze jours plus tard, il était envoyé à Auschwitz ; il a été gazé dès son arrivée… »
Nous évoquons alors l’atmosphère de l’Italie de cette époque, et ce monstrueux marché imposé le 26 septembre 1943 par les Allemands : cinquante kilos d’or contre la vie des Juifs de Rome ! Ceux-ci ne sont pas riches. Ils organisent en hâte une collecte auprès des Italiens et s’adressent aussi au pape. Pie XII consent à prêter quinze kilos d’or qui ne seront d’ailleurs pas utilisés : la collecte populaire, à elle seule, sera suffisante.
Tout cet effort n’empêchera pas, hélas, les nazis – une fois de plus au comble de l’infamie, une fois de plus reniant leurs propres engagements – d’organiser, le 16 octobre 1943, une grande rafle au cours de laquelle 1259 Juifs romains seront arrêtés, dont 896 femmes et enfants.
Ils feront de même à Gênes le 3 novembre, à Florence le 6, à Milan le 8, et à Venise le 5 décembre. Primo Levi, lui, fut arrêté en décembre 1943, et déporté à Auschwitz.
À l’époque, le jeune Emanuele Pacifici et sa mère, munis d’une lettre de recommandation du cardinal Boetto de Gênes, arrivent à Florence et frappent sans succès aux portes de plusieurs couvents.
« Partout, se souvient Emanuele Pacifici avec émotion – sa voix en tremble –, on nous disait : “ Désolé, mais c’est complet. ” Et chaque portail qui se refermait devant nous était une espérance de vie en moins. Jusqu’à ce jour, vers six heures du soir, où on nous a répondu : “ Entrez… ” C’était le couvent des soeurs du Carmel, et c’est Madre Sandra qui nous a reçus. Le lendemain, j’étais transféré au collège Santa Martha, ce qui m’a sauvé la vie. Maman devait venir le samedi suivant pour m’apporter des affaires… »
La voie d’Emanuele Pacifici se casse, envahie par les larmes :
« Je l’attendais. J’attendais maman. Nous étions à la fenêtre, d’autres enfants et moi. Elle n’est jamais venue. » Je me rappelle ce que m’a dit Madre Sandra, qui, d’abord, pensait n’avoir pas une claire mémoire des événements :
« Je n’ai plus les dates, mais enfin, quand les Allemands pourchassaient les Juifs, c’est un fait, oui, que nous, on en cachait au couvent. Je me souviens qu’Emanuele Pacifici est arrivé un soir avec sa maman. Nous n’accueillions que les femmes avec leurs bébés. Or, Emanuele avait déjà dans les douze ans, ce n’était plus tout à fait un nourrisson. Cette nuit-là,
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