La force du bien
première Juste allemande, Kaethe Schwartz, je lui relate mon émotion.
Pendant la guerre, Kaethe Schwartz a aidé une femme juive et sa fille, Inge Deutschkron, qui est aujourd’hui écrivain et vit à Berlin. Je suis étonné de voir cette femme allemande qui me reçoit partager avec moi ce même sursaut d’indignation devant le mot Dachau . N’est-ce pas en ce lieu que, le 22 mars 1933, le camp qui porte ce nom a commencé d’être ? Mes questions sur les raisons qui l’ont amenée à sauver des Juifs, en revanche, semblent l’embarrasser.
« Je crois que j’ai agi spontanément, parce que je suis comme ça, dit-elle. Je n’aurais pas pu ne pas venir en aide à Inge Deutschkron. Il régnait une terrible injustice : les Juifs rasaient les murs avec leur étoile jaune sur la poitrine, ils étaient obligés d’effectuer les travaux les plus dégradants… Tout cela me révoltait. Je n’ai jamais fait le salut nazi ni crié “ Heil Hitler ”. Mon mari non plus. La brutalité et la lâcheté politiques m’ont toujours fait horreur. Ajoutez à cela que je détestais Hitler. Rien que de l’entendre parler me répugnait. Vous savez, j’ai l’ouïe très sensible : je ne supportais pas le timbre de sa voix. »
Maigre, presque ascétique, le visage buriné, le regard bleu pâle voilé mais le geste précis, Kaethe Schwartz me reçoit dans le minuscule jardin d’une petite maison pourvue d’un étage. Au premier étage, les lieux semblent plus élégants, mais elle préfère le rez-de-chaussée ouvert sur une terrasse et quelques arbres dont elle est très fière. Elle se déplace avec précaution. Je remarque qu’elle boite légèrement.
« Je suis fille de pasteur », dit-elle de sa voix claire mais comme usée par le temps.
Il me vient à l’esprit quelques phrases d’une lettre que Konrad Adenauer, le premier chancelier de la République fédérale d’Allemagne, a envoyée au début de l’année 1946 à Bernard Custodis, pasteur à Bonn et déposé par les nazis.
« Je crois que, si les évêques avaient pris officiellement position contre le nazisme, tous ensemble, le même jour, du haut de leurs chaires, ils auraient pu éviter bien des choses. Ils ne l’ont pas fait et ils n’ont pas d’excuses. Si cela avait conduit les évêques en prison, ou dans les camps de concentration, nous n’aurions pas à le regretter, au contraire. Tout cela ne s’est pas fait, aussi vaut-il mieux garder le silence. »
Le silence ? Kaethe Schwartz ne veut pas le garder. Elle croit qu’il faut parler, dénoncer l’injustice, et aujourd’hui plus fort qu’hier. En revanche, elle minimise son rôle dans le sauvetage des Juifs : « N’était-ce pas normal ?»
La simplicité de cette femme me touche. Sa compassion naturelle pour son prochain m’émerveille, mais une chose en elle me surprend davantage encore : sa modestie, sa profonde humilité. Je me demande si cette qualité n’est pas celle qui transforme les sauveteurs en Justes.
J’ai souvent remarqué que les héros aiment à raconter leurs faits d’armes. Autour d’eux. Dans des films. Dans des livres. Or il n’y a pas, à ma connaissance, un seul récit écrit par un Juste. « Chercher la justice – et aspirer à l’humilité », dit le prophète Sophonie.
Commentaire éclairant que celui du philosophe juif allemand Hermann Cohen [1] à ce sujet : « Tout héroïsme humain est vain, toute sagesse reste mal assurée s’ils ne se soumettent pas à l’épreuve ultime de l’humilité . »
Pourtant, les aventures de Kaethe Schwartz, qui a aidé des Juifs à survivre dans la cité berlinoise pendant la période nazie, auraient pu donner lieu à un grand livre.
Inge Deutschkron, qui lui doit la vie, raconte :
« À la fin de la guerre, il restait à Berlin entre huit mille et dix mille Juifs. La plupart étaient issus de mariages mixtes ; quelques-uns revenaient des camps. On peut estimer entre mille cinq cents et deux mille le nombre de personnes qui avaient pu, comme moi, survivre dans la clandestinité… »
Inge Deutschkron est vive, grave et souriante. Sous un casque de cheveux bruns coiffés à la garçonne, son visage, mobile et expressif, ne cesse de capter l’attention : le regard, chez elle, parle plus encore que la bouche. Les hautes fenêtres de l’appartement ouvrent sur des feuillages que je n’identifie pas ; le témoignage d’Inge Deutschkron est, pour moi, inédit et impressionnant.
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