La force du bien
d’identité. Ils sont devenus des Richter : un nom banal, allemand, aryen. Et ils ont pu enfin trouver à se loger sans danger à l’hôtel. Le patron de l’hôtel, en les recevant, leur a dit : “ Je vois bien que vous n’êtes pas des Juifs ” !»
À cette chute du récit, Klara Munzer pouffe de rire. Revenue au sérieux, elle explique :
« Dans notre boulangerie, qui était située à Charlottenburg, dans un quartier où vivaient beaucoup de Juifs, j’étais aux premières loges pour voir ce qui se passait. On venait les arrêter, et j’avais observé que certains s’étaient sauvés. Ils se cachaient. Parfois ils venaient chez moi, portant un insigne nazi ou un chapeau de deuil pour qu’on ne les reconnaisse pas ! Ils venaient parce qu’ils connaissaient mes opinions. Je les recevais. Je leur donnais des aliments : du pain, des gâteaux, de la farine.
— Et le danger ?
— Bien sûr, c’était très risqué. On a moins peur quand on est jeune. Aujourd’hui, à quatre-vingt-deux ans, je ne suis pas aussi alerte ! Mais… vous comprenez, c’était… comment dire ? C’était l’amour du prochain. Je ne supporte pas de voir quelqu’un souffrir. Et puis j’ai eu une éducation catholique, j’ai toujours entendu ma mère répéter : “ Ce que tu fais au moindre de mes frères, tu me le fais à moi ; tu me le donnes à moi. ”
— Est-ce que vous aviez des contrôles nazis dans votre boulangerie ?
— Non. Mais j’ai été dénoncée une fois, accusée d’avoir vendu de la farine à un Juif, ce qui était interdit. Les policiers se sont montrés compréhensifs. Je leur ai fait remarquer que j’avais vendu cette farine à quelqu’un qui s’était présenté avec une carte d’alimentation, et dont je ne pouvais pas deviner qu’il s’agissait d’un Juif. L’affaire n’a pas eu de suite… »
Je lui pose alors une question générale, qui, dans mon esprit, impliquait de sa part un jugement sur le comportement collectif des Allemands à l’égard des Juifs. Comme on va le voir, sa réponse écarte la dimension collective de mon propos : Klara Munzer va droit à elle-même comme à la seule responsabilité qui importe. Et elle va à elle-même pour une autocritique rétrospective, comme Iréna Sendler en Pologne. Un demi-siècle plus tard, ce qui bouleverse encore ces Justes, c’est le sentiment de n’avoir pas assez aidé, c’est la douleur de n’avoir su faire mieux…
« Cinquante ans après, comment voyez-vous tout cela ? Pensez-vous qu’il aurait été possible de faire davantage pour aider les Juifs ?
— J’aurais dû donner beaucoup plus. Inge, par exemple : j’ignorais qu’elle rencontrait tant de difficultés pour se nourrir. Elle était très discrète, trop. Elle n’a rien dit, et moi je n’imaginais pas que c’était grave à ce point. Quand on mange à sa faim, vous comprenez, on ne réfléchit pas assez. J’aurais dû lui donner davantage, plus de farine, plus de gâteaux…
— Mais à cette époque, ou, plutôt, avant la guerre, les Juifs étaient des Allemands comme les autres, n’est-ce pas ?
— Oui, et parfaitement intégrés : des travailleurs, des intellectuels, et puis tout d’un coup, d’un jour à l’autre, le rejet, la persécution généralisée ! Quelle honte pour nous ! Quelle tragédie pour eux !… »
Peut-on comparer une Klara Munzer à nos activistes de l’humanitaire ? Serait-elle partie soigner des blessés à Sarajevo avec Médecins du monde, ou porter des sacs de riz aux affamés de Somalie avec les camions de l’organisation Équilibre ?
« Je ne supporte pas de voir quelqu’un souffrir », me confie-t-elle.
Si elle avait trente ans aujourd’hui, Klara Munzer aurait, me semble-t-il, participé à un convoi pour le Rwanda ou pour Gaza.
Ce n’est pas le degré du danger qu’un homme doit affronter pour sauver une vie qui fait de lui un Juste, mais l’urgence de la demande qu’on lui adresse et l’immédiateté instinctive et désintéressée de la réponse qu’il y donne.
Les porte-parole de nos grandes actions humanitaires, eux qui parlent, qui expliquent, qui écrivent, peuvent-ils être assimilés aux Justes ?
Aux rois et aux Églises, la Bible oppose les porte-parole de la société civile : les prophètes. Ce sont eux qui interrogent les pouvoirs, qui les critiquent et les mettent en cause. Ce sont eux aussi qui, depuis toujours, rappellent au peuple ses choix :
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