La force du bien
guise de complément.
Opposants irréductibles à Hitler, les Büngener n’ont pas hésité à secourir ces Juifs recherchés, tout en sachant fort bien qu’ils prenaient là un risque mortel pour eux-mêmes et leurs deux bébés. Plus tard, Erika Büngener est allée visiter Israël. Elle garde par ailleurs le contact avec la famille Mandel, qui, au lendemain de la guerre, s’est établie au Brésil, à São Paulo. À ses yeux aussi, la plupart des Allemands de l’époque se sont comportés en lâches, « paralysés par la peur ». Quant à elle, avoir sauvé quatre vies humaines lui paraît aller de soi :
« Comment mon mari et moi aurions-nous pu agir autrement ?
— Mais enfin, lui dis-je, pourquoi avoir fait cela ? Pourquoi tant de risques pris pour ces Juifs ? Par antifascisme ?
— Oui, c’est vrai : nous étions antifascistes – antifascistes convaincus !»
Un éclat de lumière semble jaillir des yeux d’Erika Büngener, une ironie, un presque sourire, comme si elle s’excusait de l’intensité de sa conviction… Bien qu’il soit clair qu’elle est toujours antifasciste, et avec la même vigilance, la même lucidité, la même résolution qu’il y a cinquante ans.
Cette détermination sans faille, je vais la retrouver chez une autre Juste, Édith Berlow, nettement plus âgée.
Menue, blonde, portant gilet noir sur corsage blanc, Édith Berlow, regard immense et farouche, paraît outrée chaque fois que nous évoquons Hitler. Elle voue au nazisme une haine solide, persistante, inaltérable. N’étaient le décor douillet de l’appartement et son atmosphère d’évidente tranquillité, on pourrait croire, aux expressions qui passent sur son visage, qu’elle est un guerrier s’apprêtant au combat. À quatre-vingt-douze ans, Édith Berlow elle aussi est jeune. La passion l’anime. Et la lucidité.
Mariée en 1929 à un Allemand, elle vit à partir de 1936 avec un autre homme, qu’elle héberge chez elle. C’est un Juif, militant social-démocrate, qui se nomme Hirschfeld mais vit sous un nom d’emprunt à Berlin, grâce au passeport d’un ami communiste. Ce dernier avait déclaré perdue cette pièce d’identité, et c’est ainsi qu’Édith Berlow vécut avec un M. Hirschfeld que tout le monde appelait « docteur Gunslav »… Les voisins de la villa ne se sont pas un seul instant douté que « docteur Gunslav » était en fait un sous-marin juif qui, de surcroît, organisait chaque jour des actions antifascistes, puisqu’il animait un groupe de résistance.
Quand je la taquine en lui demandant pourquoi elle vivait avec un Juif en cette période si dangereuse, elle me répond avec de grands yeux saisis par l’étonnement, mi-courroucée, mi-amusée :
« Mais… je l’aimais !»
Je concède qu’en effet il s’agit là d’une excellente raison !… À l’époque, son ex-mari, qui continuait de lui vouer une estime intacte, était assez aisé pour subvenir aux besoins alimentaires d’Édith et de son nouveau compagnon. Très vite, l’appartement d’Édith Berlow est devenu un lieu des plus risqués, puisque c’est là que se tenaient, à l’initiative de « docteur Gunslav », quantité de réunions politiques.
« Je ne sais comment ça s’est fait, dit-elle, mais à la maison il n’y avait que des Juifs… »
Aucun de ces Juifs n’a été pris par la Gestapo. Après la guerre, mariée avec l’ex-« Docteur Gunslav », ouvertement redevenu le chirurgien Hirschfeld, elle émigre aux États-Unis en raison du climat antisémite qui prévaut encore dans les milieux médicaux berlinois où travaille son nouvel époux. Elle n’est revenue en Allemagne qu’en 1974, après le décès de celui-ci. Elle ne s’y sent pas à l’aise, et ses jugements sur ses concitoyens restent sans concession :
« À l’époque, presque tous n’étaient que des trouillards ! – des trouillards qui adoraient Hitler ou qui faisaient comme si… Alors que je ne pouvais, moi, ni le voir ni l’entendre !»
Édith Berlow n’a ni transigé ni hésité. Aider lui est apparu comme une évidence, par amour pour son « docteur G. », et parce que rien ne lui semblait plus naturel. Ses convictions et son coeur battaient au même diapason. Selon ses propres termes, c’est presque en toute innocence qu’elle a agi.
Quant à son sentiment à l’encontre de ses compatriotes (elle revendique les années 1945-1974, vécues avec son mari juif aux États-Unis,
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