La force du bien
comme les plus belles de son existence), je le retrouverai en de multiples occasions chez les sauveteurs, en particulier hollandais : l’après-guerre est difficile pour ceux qui, ayant sauvé des Juifs au milieu de concitoyens indifférents ou hostiles, représentent pour ces derniers une sorte de reproche vivant, quoique silencieux, à leur propre lâcheté. De leur côté, les sauveteurs ont du mal à vivre à nouveau, et comme si de rien n’était, au sein d’une population qu’ils ont vue peu encline à la justice ou au simple souci de la dignité. Aux Pays-Bas, je retrouverai quelques-uns de ces sauveteurs qui sont restés dans leur pays, mais j’apprendrai que la plupart ont préféré émigrer très loin, jusqu’en Australie parfois, formant une manière d’étrange « diaspora des Justes »…
Je n’en ai pourtant pas fini avec ma quête allemande de ces êtres sans lesquels on pourrait légitimement douter de la présence du Bien en cette période noire que l’hitlérisme infligea au genre humain.
En fait, je sais que je n’en finirai jamais avec l’Allemagne. Je n’en finirai jamais avec le nazisme, dont je ne saurais oublier que la première victoire fut électorale : avec des citoyens votant pour la croix gammée.
Je n’en finirai pas non plus avec ces Justes qui, Allemands eux aussi, ont su montrer, en pleine démence nazie, un peu d’ humanité .
D’autres, après moi, poursuivront les recherches. Depuis que je mène cette enquête, on me signale un peu partout l’existence d’autres Justes, d’autres femmes, d’autres hommes – trop peu, il est vrai – qui ont su, ici, au centre du cyclone qui emportait ce pays, résister à la folie meurtrière de Hitler. Comment leur rendre visite, comment les interroger tous ? Le temps, par définition, manque toujours ; c’est sa force, que l’homme peut cependant vaincre en érigeant le seul monument qui tienne : la mémoire.
Mémoire des Justes, mémoire du Bien.
18.
« Eh oui, il y a eu des Allemands comme moi, pour lesquels le 8 mai 1945, jour de capitulation du III e Reich, fut le plus beau jour de leur vie », m’avait dit l’ancien chancelier Willy Brandt.
Quand il en reçut la nouvelle, il se trouvait encore en Norvège où, sous l’uniforme de l’armée de ce pays, il avait combattu les nazis armes à la main – engagement si rarissime de la part d’un Allemand qu’il s’en trouvera pour oser le lui reprocher…
Ce fut également le plus beau jour de ma vie. Mais Willy Brandt m’avait aussi donné un conseil :
« Vous devriez tout de même essayer de rencontrer des hommes de l’appareil nazi qui, de l’intérieur, ont tenté de sauver des vies. »
Allais-je quitter l’Allemagne sans mettre à profit cette suggestion ?
C’est ainsi que j’ai pris rendez-vous avec Berthold Beitz, l’actuel vice-président de la fondation Krupp.
Le petit château de la fondation, aux environs d’Essen, trône au sommet d’une butte de gazon bien entretenu et se présente comme une agréable et vaste demeure. Berthold Beitz m’y reçoit avec courtoisie, sans la moindre ostentation. C’est un octogénaire en pleine force, au beau visage calme, qui répond à mes questions. Un costume bleu d’excellente coupe, le caractère altier du geste, l’allure distinguée du personnage ne l’empêchent en rien de se montrer affable et spontané.
Pour Berthold Beitz, tout commence comme dans Les Damnés de Visconti. Au début de la guerre, il a vingt-sept ans. Diplômé de l’université, spécialiste en énergétique, il travaille à Hambourg au sein de la Royal Dutch Shell.
Un soir, son grand-père, haut dignitaire nazi, l’emmène dîner chez les Krupp. Parmi les invités, un proche de Hitler, Heydrich, annonce que, à la suite de l’attaque de l’URSS le 22 juin 1941, l’armée allemande, qui disposait déjà du pétrole roumain, s’est emparée des puissantes raffineries de Boryslaw et de Drochobycz, lesquelles seront des plus utiles à l’industrie et à l’effort de guerre en faisant pencher en faveur de l’Allemagne le rapport des forces et les données stratégiques. Il faut envoyer là-bas des spécialistes de la production pétrolière. Berthold Beitz lève la main : il ira, accompagné de sa jeune épouse. Grâce au soutien de son influent grand-père, il sera nommé directeur de la toute nouvelle compagnie Karpaten Öl, qui siégera sur les lieux mêmes, à Boryslaw.
Berthold Beitz croit y
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