La force du bien
parfait de la précision. Ses cheveux grisonnants, son haut front dégarni et ses lunettes, certaines mimiques rapides sur le visage : il me fait par instants penser à Woody Allen, en plus austère. C’est d’un ton grave et passionné qu’il me confie ce que fut son existence de Mischling en ces années-là :
« Comment j’ai pu tenir en plein Berlin ? Pas facile. Survivre n’était pas facile, rien qu’à considérer le nombre de choses qui étaient interdites aux Juifs. C’était insensé ! Des centaines d’interdictions, pour tout : on n’avait pas le droit d’avoir des fleurs, des disques, des appareils photo, le téléphone… Pas le droit non plus de posséder une voiture, de l’or, de l’argent, des tableaux, des meubles de valeur ; pas de machine à écrire, pas d’appareils à gaz, pas de poêle à gaz, pas de fourneau. Il était interdit d’avoir un animal – pas de chat, de chien, de perroquet ni de poisson rouge. Interdit également d’utiliser les ascenseurs, de se mettre aux balcons donnant sur la rue. Dehors, des rues entières nous étaient interdites, ainsi que les transports publics – sauf si le travail forcé auquel on se trouvait astreint était éloigné de plus de six kilomètres de chez soi : un permis spécial nous était alors délivré, et seulement pour ce parcours précis et par le métro. Les bus restaient absolument interdits. Dans le métro, interdiction de s’asseoir. Interdiction, aussi, d’aller chez le coiffeur. Et mille autres brimades quotidiennes ! Je n’en finirais pas… Pour revenir à la rafle de 1943, tous les Juifs de la capitale du Reich ont brutalement été déportés vers l’est, à Auschwitz. Ceux qui avaient un parent chrétien – c’était mon cas, par ma mère – ont été enfermés dans cet asile pour vieillards de Berlin. »
À cette date, Goebbels notait dans son journal intime : « Malheureusement, des scènes assez fâcheuses se sont produites devant un asile de vieillards juifs, aux abords duquel s’est rassemblée une grande foule qui, dans une certaine mesure, a pris parti pour ces Juifs. »
Le baron de Witt précise :
« Il y eut alors un événement extraordinaire : les familles chrétiennes, arborant même parfois des insignes nazis, se sont regroupées devant l’immeuble pour protester contre notre internement. Ce rassemblement s’est transformé en manifestation qui a duré pendant plusieurs jours. La Gestapo n’est pas intervenue. Au bout d’une semaine, Goebbels a donné l’ordre de nous relâcher. Ensuite, nous sommes restés à Berlin comme membres de cette bizarre et presque intouchable secte des Mischling , des “ Juifs mixtes ”. Bien entendu, il fallait continuer de respecter à la lettre chacune des innombrables prescriptions édictées par les nazis. Je ne sais à laquelle nous avons manqué, mais nous avons été ensuite obligés de nous cacher. Ce n’était pas évident. Dans une ville de quatre millions d’habitants comme Berlin, il y avait peut-être, au total, quelques centaines de personnes pour nous aider – mais c’est grâce à elles que nous avons survécu. »
Ainsi, une opinion publique pouvait, même en Allemagne, même à Berlin, arracher des concessions aux nazis ! Il était possible, en sous-marin ou en Mischling , de passer au travers des mailles étroites de leur filet de délateurs et de policiers. Il y fallait l’indispensable soutien d’une minorité, mais cette minorité existait, et elle était active. Goebbels, toujours dans son journal intime, lui rend hommage a contrario en se plaignant de la « myopie » de certains Allemands qui avaient averti à temps les Juifs, « en sorte que quatre mille d’entre eux nous ont échappé »… Et Goebbels de gémir : « Ils errent maintenant dans Berlin sans feu ni lieu et constituent naturellement un grave danger public. » Il se rassure lui-même au plus vite, par la méthode habituelle : « J’ai ordonné à la police, à la Wehrmacht et au parti de faire le maximum pour mettre au plus tôt la main sur eux. »
Il est réconfortant, même cinquante ans après, de savoir que ce sinistre personnage ne parviendra pas à ses fins. Quelques Justes peuvent parfois desserrer l’étau de l’arsenal répressif des pires tyrans. Mieux encore : Inge Deutschkron, lorsque je la retrouve après ma visite au baron de Witt, me révèle l’existence d’un « réseau des aveugles » qui, pendant la guerre, a su
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