La force du bien
leurrer la Gestapo.
Plusieurs personnes m’avaient parlé d’Otto Wayett, aveugle qui sauva des Juifs aveugles grâce à une protection dont il bénéficiait auprès de la Wehrmacht. Il dirigeait une entreprise de balais-brosses. J’avais pris rendez-vous de longue date avec lui, mais il est mort peu avant mon arrivée à Berlin… Le temps emporte tout, y compris le souvenir d’un Juste.
Un jour, Otto Wayett fut embarqué par la Gestapo en même temps que ses ouvriers en tenue de travail. Selon les témoins de l’époque, il négocia longuement leur libération. « Je dois livrer mes balais-brosses à la Wehrmacht et je ne pourrai pas le faire si vous m’enlevez mes travailleurs », argumentait-il. Et il eut gain de cause ! La Gestapo lui rendit ses aveugles et c’est ainsi que l’on put voir, déambulant depuis la Grossehamburgerstrasse – où se trouvait le siège de la Gestapo –, une procession d’aveugles, étoile jaune sur la poitrine, se tenant par le bout de leurs cannes blanches, comme dans un tableau de Breughel, qui traversaient la ville indemnes et libres, guidés par leur employeur et sauveteur, Otto Wayett, aveugle lui aussi…
17.
Berlin. Cette fois il ne neige pas, il pleut. Je suis descendu dans un hôtel de Berlin-Est. Berlin est réunifiée, mais pour les Berlinois la séparation demeure. Pour moi aussi. Les rythmes de vie sont restés différents, comme les styles architecturaux de la ville : buildings modernes à l’ouest, avenues aux façades constellées de carrelages « salle de bains » – le grand style stalinien – à l’est. On rencontre des monuments de l’avant-nazisme, des maisons des années trente. Rappels d’un douloureux passé, les traces de projectiles sur les façades sont toujours là. À deux pas de la porte de Brandebourg, on trouve la Potsdamerplatz, entourée de la Philharmonie, de la Galerie et de la Bibliothèque nationale. Cet ancien centre culturel de la ville était hier encore traversé en son milieu par l’axe Est-Ouest, et, pour consacrer cette coupure, la RDA avait baptisé sa part : Leipzigerplatz . Désormais la Potsdamerplatz est redevenue le centre de Berlin.
Berlin, selon Mme de Staël, est « la ville au centre de l’Europe qui peut être considérée comme le foyer de ses lumières ». Il y a à peine cinquante ans, elle fut le foyer des ténèbres. Ces ténèbres que je parcours aujourd’hui à la recherche des lumières. Erika Büngener habite à cinq minutes à pied de la Potsdamerplatz. Je la vois comme la petite flamme vacillante d’une bougie. Une bougie en plein jour éclaire très peu. La nuit, en revanche, elle peut éclairer un vaste espace.
Erika Büngener est une femme à la chevelure brune et frisée, coiffée haut sur la tête : une femme jeune, et ses soixante-quatorze ans n’y changent rien. Elle en paraît tellement moins ! Le collier d’or, le col blanc sur la veste grenat, le maintien naturel qui est le sien, tout en elle témoigne d’une vitalité, d’une fraîcheur intactes. De fait, elle ne donne pas l’impression de ployer face au temps. Je devine, dans cette personne, une énergie aussi discrète qu’inentamable.
Erika Büngener avait vingt-cinq ans lorsqu’elle s’est mariée en 1941. Ses deux fils sont nés en pleine guerre, en 1941 et 1943. Son mari et elle possédaient un grand magasin de meubles. Désormais veuve, elle évoque ces années de guerre avec calme. Son visage dégage une impression d’équilibre et de force. Grand front, regard direct, elle m’offre, pour écouter mes questions et y répondre, l’image même de l’ attention à autrui . Oui, je sens qu’il doit être bon, qu’il doit être réconfortant, pour des persécutés, de rencontrer sur leur route un être de cette trempe.
En janvier 1943, son mari et elle vont recueillir et héberger deux familles juives, les Mandel et les Kantorovitch, que la Gestapo recherchait. L’entrepôt pour les meubles constitue une cachette parfaite jusqu’au bombardement des lieux, le 1 er mai 1945. Mais les Büngener, comme leurs protégés juifs, s’en sortiront sains et saufs. Pendant plus de deux ans, Erika Büngener et son mari subviendront à tous leurs besoins, y compris à la nourriture : ils bénéficient de cartes d’alimentation supplémentaires en raison de leurs deux enfants en bas âge, et la soeur d’Erika, relayée par leurs parents, peut aussi leur apporter quelques maigres produits de la campagne en
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