La force du bien
une petite femme aux cheveux blancs et courts, au regard pétillant de malice, qui habite une maison bordée d’arbres. Elle paraît beaucoup plus fière des compositions musicales de son défunt mari que de son action dans le sauvetage de Juifs. Au début, elle ne comprend d’ailleurs pas pourquoi je viens l’interroger à ce sujet.
« Oui, c’était en 1944, me dit-elle comme pour se débarrasser de ma question. Un jour, j’ai reçu un appel d’un camarade de classe me demandant si je pouvais accueillir un homme qui était marié à une Juive. Il avait besoin de travailler ; il s’offrait à bricoler, à faire le ménage – n’importe quels travaux d’intérieur en échange du gîte et du couvert. Voilà comment nous avons, mon mari et moi, rencontré ce couple. Peu après, sa femme juive et lui ne pouvaient plus rentrer chez eux à cause des persécutions. Alors, nous avons décidé de les accueillir chez nous. C’était très risqué, puisque nous-mêmes étions fichés comme politiquement suspects. Malgré cela, nous les avons hébergés. Ils n’avaient plus que des faux papiers et se trouvaient sans tickets de rationnement, mais nous nous sommes débrouillés… Ils ont vécu à la maison jusqu’à la fin de la guerre. Voilà, il n’y a rien d’exceptionnel dans tout cela !
— Pourquoi l’avez-vous fait ?
— Parce qu’il fallait les aider ! »
J’admire cette réponse, la simplicité qui la sous-tend, son parce que définitif, hors de discussion. Le Bien ne s’explique pas, ne se justifie pas. Il se fait, il s’offre, il se donne.
Cornélia ne veut pas parler des autres, de ceux qui n’ont rien fait, ou de ceux qui ont tué. Elle et son mari ont sauvé deux vies non pour en être remerciés ni pour que cela se sache. J’ai été obligé de négocier avec elle pendant plus de deux heures pour qu’elle m’autorise à en parler – et seulement dans ce livre, pas dans mon film !
C’est par Cornélia Schroeder que je suis bientôt mis sur la piste d’un rescapé, le baron Loewenstein de Witt, dont je ne savais rien jusqu’alors.
Pour les nazis, le baron était un Mischling , un « sang-mêlé », une espèce particulière et embarrassante : il était issu d’un couple mixte, mi-aryen/mi-juif. Les bureaucrates hitlériens ont consacré des jours, des semaines, des mois, des années, même ! à discuter et à se renvoyer, de ministère en ministère, la question des Mischling . Question quasi insoluble dans leur problématique raciste : un Juif, ça s’extermine ; un Aryen, ça se protège – mais un enfant « judéo-aryen », que devait-on en faire ?
D’abord, ils décidèrent de stériliser les Mischling , afin d’éviter la pénétration d’un sang « impur » dans le sang aryen. Puis ils envisagèrent le divorce forcé. Mais que faire d’un enfant Mischling dont le père aryen réclamerait la garde ? Enfin, le 20 janvier 1942, dans l’esprit de la première Solution finale , une décision fut prise : la déportation de ces enfants. Cependant, moins de deux mois plus tard, en mars 1942, la deuxième conférence de la Solution finale remit tout en question.
Un an après, en mars 1943, la Gestapo s’impatiente : elle rafle une poignée de ces Juifs qui bénéficiaient du statut de Mischling et les enferme dans un asile pour vieillards juifs de Berlin.
Parmi eux, le baron Loewenstein de Witt.
Inge Deutschkron m’a donné son adresse, et je pars à sa recherche. Sa situation comme sa trajectoire ne furent pas banales, et elles ont témoigné, en pleine guerre, d’un recul des nazis face à un mouvement d’opinion. Le cas mérite d’être approfondi.
16.
Lorsque je le rencontre à son domicile, au dernier étage d’un immeuble modeste, le baron Loewenstein de Witt s’efface pour me laisser entrer. L’appartement n’a rien de princier. Aux murs du salon et du bureau, de nombreuses photographies ; divers bibelots, des faïences élégantes témoignent d’un patrimoine aristocratique sur le déclin, sinon déjà révolu. Splendeur ancienne d’une longue lignée, réduite à l’état de souvenirs : il semble bien loin, le faste dont s’entourait l’ancêtre du XVII e siècle, Johann de Witt, qui trône en perruque et robe à riche pourpoint sur une gravure hors de saison…
L’homme du présent, l’actuel baron Loewenstein de Witt, répond sans détour à mes questions. Il parle d’abondance, tout en manifestant un souci
Weitere Kostenlose Bücher