La force du bien
sommes réfugiés chez des voisins. Ma mère faisait la navette entre ses parents et nous pour nous apporter des vêtements et des papiers. Un jour, elle a été arrêtée… J’ai alors été placé ici, chez ma seconde mère, Willie… Il ne faut pas oublier le rôle essentiel des organisations clandestines juives. C’est par leur intermédiaire que les sauveteurs pouvaient trouver des cartes de ravitaillement, des médicaments… À l’époque, une carte de ravitaillement était aussi importante qu’une carte d’identité – que ce soit en Hollande, en Belgique, en France, en Italie ou ailleurs. »
Une fois encore cette ambivalence, une fois encore ce mouvement de balancier, une fois encore la vie quotidienne intensifiée, suspendue entre le Bien et le Mal, entre la loyauté des uns et la lâcheté – relayant le goût de nuire – des autres. Au sortir de cette discussion avec un rescapé et sa sauveteuse, je regarde un moment une petite fille jouer à la marelle près du nouvel Opéra d’Amsterdam. Tout à côté, il y a, au sol, un autre dessin que celui sur lequel s’amuse cette fillette. C’est un quadrilatère dont le tracé est marqué par des pierres blanches sur lesquelles on peut lire l’inscription suivante :
Emplacement de l’ancien Orphelinat juif .
fondé en 1759, en fonction jusqu’en 1943, date à laquelle les pensionnaires furent emmenés par les nazis. Aucun de ces enfants ne revint de déportation .
Une autre phrase, venue d’Allemagne, se superpose :
Il y a en chaque homme un criminel de guerre en puissance .
Aujourd’hui, évoquant ces sentences, j’en découvre une autre :
« Or Dieu recherche le persécuté , dit l’Ecclésiaste ( III , 10). Je regarde encore sous le soleil : à la place du droit, là se trouve le crime ; à la place du Juste, là se trouve le criminel. Et je me dis en moi-même : le Juste et le criminel, Dieu les jugera, car il y a un temps pour toutes choses et pour toute action ici . »
« Dieu les jugera », « il y a un temps pour tout » – Dieu, oui, peut-être. Mais nous, pourrons-nous au moins comprendre ? Peut-être pas : si l’on comprenait, pourrait-on encore juger ? Alors pourrons-nous, si peu que ce soit, éviter le retour des persécutions ? Et si nous ne le pouvons pas, saurons-nous trouver assez de Justes à travers le monde pour empêcher le pire d’être totalement victorieux ?
25.
Amsterdam, donc. Il fait froid. Un courant d’air qui tourbillonnait depuis le matin dans les vieilles ruelles débouche soudain sur le canal. Il me surprend sur un pont parmi des dizaines de cyclistes et me glace jusqu’au fond des entrailles.
Je suis en route pour rencontrer un Juste. Un Juste de plus. Pour lui poser quelques questions : pourquoi a-t-il agi de la sorte ? Quelles étaient ses motivations ? Pourquoi lui et pourquoi pas les autres ?
À ce moment de mon enquête, allais-je trouver quelque chose comme le début, comme le frémissement d’une réponse ? Peut-être. Il nous faudrait pourtant, et d’urgence, une réponse en ce monde qui, malgré sa victoire sur le nazisme, a hérité de l’aventure hitlérienne cette incroyable faculté d’accepter l’inacceptable.
Alors peut-être devrais-je m’arrêter – pour reprendre souffle, pour repenser mon projet ?… Je réfléchissais ainsi en déambulant au hasard des ruelles, et soudain m’est apparu, tel un rappel à l’ordre, un bâtiment quelque peu délabré : une école au nom d’Anne Frank. La façade, toute bariolée de textes de la jeune fille déportée, est moins insolite que la façon dont je me suis retrouvé là, sans connaître le lieu, sans avoir prémédité mon parcours. Je me surprends à déchiffrer sur le mur cette phrase que je connais par coeur : Je continue à croire que les hommes sont fondamentalement bons et généreux…
Je me sens dans la peau de Jonas qui, en route pour Ninive, veut échapper à sa mission. Or, nous avertit le Talmud, « il ne vous incombe pas de terminer la tâche, mais vous n’avez nullement le droit de vous y soustraire. »
Alors… peut-être serait-il plus sage, face aux massacres qui depuis la Shoah ont creusé ma mémoire – Biafra, Cambodge, Bosnie, Rwanda, Tchétchénie –, de prendre quelques précautions, ne seraient-elles que verbales, avant d’affronter la prochaine étape de mon étrange périple.
Avant de chercher des Justes à Sodome et à Gomorrhe, Abraham lui-même a tenté
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