La force du bien
puis, en juin 40, les Soviétiques ont occupé la Lituanie et l’Estonie, qui ont aussitôt été déclarées parties intégrantes de l’Union soviétique. Tout a été nationalisé. Les magasins appartenant aux Juifs, la yeshiva et les simples écoles ont été fermés. Un vent de panique a soufflé sur la communauté juive. À cette époque, la guerre battait son plein, la Hollande était occupée et les Allemands avançaient sur la Lituanie : nous étions coincés entre Staline, déjà installé, et Hitler, qui n’allait peut-être pas tarder. Nous avions peur. Il fallait sortir de là. Il y avait deux cent cinquante-trois mille Juifs dans ce pays, comme pris au piège dans une terrible souricière !… Quelques centaines sont arrivés à s’échapper par Stockholm pour gagner la Palestine, d’autres la Turquie – et puis cette filière s’est tarie : l’armée allemande avançait, elle bloquait le passage. Je voulais partir, mais, faute de pouvoir retourner en Hollande, je n’avais le choix qu’entre les colonies hollandaises et Curaçao. J’ai opté pour Curaçao parce que c’était près de l’Amérique. Pour cela, il fallait traverser le territoire de l’Union soviétique, avec laquelle la Hollande n’entretenait pas de relations diplomatiques, et il fallait des papiers en règle. L’ambassade de Hollande a pu attester du fait qu’un visa n’était pas nécessaire pour Curaçao, et c’est au consulat du Japon que nous avons pu, Zorah Wehrhaftig et moi, trouver une oreille compatissante. Zorah Wehrhaftig était un des responsables de la communauté juive (il est devenu, beaucoup plus tard, le ministre des Cultes de l’État d’Israël). Il a pris contact avec le consul du Japon à Kaunas pour obtenir des visas japonais permettant aux Juifs hollandais d’aller à Curaçao, en passant par le Japon, donc, et en ayant les documents officiels – les fameux visas – grâce auxquels les Russes autoriseraient la traversée de leur territoire… Nous n’étions que cinq Hollandais en Lituanie, et le consul japonais, M. Sugihara, s’est déclaré d’accord pour nous fournir des visas et des cartes de transit. Mais la nouvelle s’est répandue à travers la communauté juive, et surtout parmi les réfugiés venus de Pologne. Des milliers de personnes se sont rassemblées devant le consulat du Japon : toutes voulaient un visa !…
— La guerre entre Allemands et Soviétiques n’avait pas encore commencé, à ce moment-là ?
— Non. »
J’apprendrai par la suite ce que furent, à ce moment, les affres de Tempo Sugihara, le consul du Japon. Il avait, de son côté, télégraphié trois fois à son gouvernement pour demander l’autorisation de délivrer des visas à tous ces Juifs qui attendaient, par milliers, devant son consulat. Trois fois, la même réponse lui était revenue : c’était non.
Sa veuve, Yukoko Sugihara, que je rencontrerai plus tard, m’expliquera qu’ils n’avaient pas fermé l’oeil de la nuit quand, à six heures du matin, après s’être dignement vêtus, ils ont décidé, sans un mot, de ce qu’ils devaient faire : ils allaient braver l’interdiction de leur gouvernement et délivrer tous les visas qu’ils pourraient délivrer.
« Il y avait des centaines et des centaines de demandeurs, et nous savions que d’autres suivraient, m’expliquera-t-elle. Les réponses du ministère des Affaires étrangères du Japon étaient négatives, mais nous savions – et c’était insupportable – que l’on massacrait les Juifs, et qu’on les massacrerait encore et encore ! Alors, nous avons délivré des visas de notre propre chef. Tout le mois d’août, mon mari n’a cessé de délivrer des visas. Jusqu’à ce que les Russes nous donnent l’ordre de fermer le consulat. Quand nous avons dû partir, je me souviens, il y avait une douzaine de personnes qui attendaient dans la rue ; elles avaient l’air perdues, complètement désemparées, et nous ne pouvions plus rien faire pour elles. C’était déchirant. »
Environ six mille visas seront ainsi préparés à la hâte. Le temps presse. Les Russes avancent d’un côté, les Allemands de l’autre. Au dernier moment, ces Juifs vont prendre des trains entiers pour filer droit vers l’Est, à travers l’Union soviétique, munis de papiers en règle. Ils traverseront toute la Russie, passeront par Vladivostok et débarqueront au Japon : une fuite collective par le
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