La force du bien
par mon père, et il est venu le voir pour le remercier. C’est grâce à lui que j’ai pu entrer dans tous les détails de cette histoire.
— Pourquoi a-t-il pris cette décision d’accorder des visas aux Juifs de Lituanie alors que le gouvernement japonais le lui interdisait ? Qu’est-ce que ça signifiait, “ juif ”, pour lui, pour votre famille ?»
Nobuki Sugihara garde un long moment le silence, puis :
« Vous savez, il y avait ces milliers de gens qui assiégeaient le consulat en suppliant qu’on leur donne des visas… Tel qu’il était, Juifs ou non-juifs, il les aurait aidés de toute façon. Je crois que ce serait ça, sa réponse. Des Juifs, à nos yeux, ce que c’était ? Juste des étrangers. Je veux dire : des hommes qui ne sont pas japonais. Juifs, chrétiens, pour nous c’est la même chose… »
Nobuki Sugihara ne me le dit pas, mais je devine qu’il ne devait pas être facile, dans le Japon d’après-guerre, d’être le fils d’un ex-diplomate mis au ban de l’administration, suspect, montré du doigt, et plus ou moins sans ressources. Il n’est pas dans les normes, et cela se sait à l’école, à l’université. C’est la visite de l’attaché commercial israélien, venu rendre hommage à Tempo Sugihara, qui va tout changer : le fils va enfin découvrir l’ampleur de l’action de son père, et il va pouvoir réaliser un souhait qu’il caressait en secret. Il désire aller étudier à l’étranger. L’atmosphère du Japon lui pèse. Il s’en ouvre à leur visiteur israélien. « Qu’à cela ne tienne ! s’exclame celui-ci. Votre père a également sauvé Zorah Wehrhaftig : il est aujourd’hui ministre en Israël. Je vais lui demander de vous envoyer une bourse pour aller étudier à l’université de Jérusalem… » Une fois arrivé en Israël, le jeune Nobuki s’y sent si bien qu’il y passera dix ans !
« Mais, lui dis-je (toujours en anglais), vous avez dû parler… apprendre l’hébreu ?»
Alors, situation insoupçonnée, inattendue, et, pour moi, insolite au plus haut point : Nobuki Sugihara sourit, et me répond… en hébreu ! J’ai devant moi le « Japonais de Jérusalem » ! La conversation va désormais se terminer en hébreu, même si, tout compte fait, il le maîtrise mieux que moi…
« Oui, me dit-il, je parle l’hébreu. Je parle l’hébreu peut-être mieux que le japonais ! Je parle même un peu le yiddish… j’ai quarante-quatre ans. J’ai quitté le Japon à l’âge de dix-neuf ans, j’ai vécu dix ans en Israël, et maintenant je suis le seul diamantaire japonais de Belgique !»
Un vrai Juif errant que le fils de ce Juste japonais… Comme s’il avait voulu parcourir le monde en sens inverse de ceux que son père avait sauvés. Avec, de surcroît, un même lieu d’ancrage : Israël.
« Chaque fois que j’y retourne, soupire-t-il, je me sens à la maison . »
À quelque temps de là, mais à Jérusalem, je rencontrerai Zorah Wehrhaftig, l’un des six mille Juifs de Lituanie sauvés par Tempo Sugihara, et devenu ministre depuis. À l’époque, Zorah Wehrhaftig appartenait à la direction de l’Agence juive pour la Palestine et à celle du Parti des travailleurs religieux, au Misrahi. Kippa haut perchée sur l’arrière d’un crâne plutôt dégarni où le cheveu blanchit et se raréfie, il se souvient de l’époque avec beaucoup d’émotion. Haut front qu’agrandit la calvitie, barbiche grisonnante au menton, Zorah Wehrhaftig parle vite, et son débit n’est pas moins actif que ses mains toujours prêtes à l’envol, avec des affirmations et des dénégations que le geste renforce avec fougue.
« Dès que j’ai appris l’entrée des nazis en Pologne, dit-il, je me suis précipité à Varsovie pour m’engager dans l’armée polonaise. J’espérais que les Polonais allaient repousser les troupes nazies. Je me trompais… Et comme il était impossible de faire face à leur progression, j’ai pu, en compagnie de beaucoup d’autres Juifs, gagner Vilnius, en Lituanie. Je ne savais pas encore que, de là aussi, il faudrait fuir. En fait, nous allions nous y trouver coincés comme dans un piège. Quand la nouvelle d’une possibilité de fuite grâce au consulat japonais s’est répandue parmi nous, des milliers de Juifs se sont en effet précipités au consulat japonais de Kaunas. Il fallait les raisonner, négocier avec le consul, trouver l’argent nécessaire au voyage. Je
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