La force du bien
se parer de tous les vains prestiges de la tyrannie et disposer des pires moyens d’extermination : il se présente alors comme le mal absolu . Mais le mot est trompeur, inexact, et déplacé. Cet absolu du Mal n’est que transitoire. Pendant la période même où il semble triompher sans vergogne, le sens du Bien, déjà, en sape les fondements. À supposer même que Hitler ait réussi à gagner cette guerre, son prétendu Reich n’aurait pas duré mille ans, comme son délire le lui faisait croire : je veux penser qu’on ne saurait étouffer si longtemps la justice, et ces Justes que je rencontre me font pressentir que cet espoir-là ne se trompe pas – que je ne pèche pas par optimisme en supposant que le Bien, aussi bafoué qu’il puisse être, demeure irréductible.
Je cherche le Bien et je parle à nouveau d’espoir. Mais l’un n’est-il pas le rêve de l’autre ? L’historien juif Yosef Hayim Yerushalmi espérait qu’un jour serait écrite une Histoire de l’espoir . Pour soulager notre solitude. Pour « comprendre que nous ne sommes pas les premiers à qui le désespoir n’est pas étranger, ni l’espoir un don gracieux ». Il croyait que cette démarche, que cette recherche-là nous feraient sans doute comprendre que nous ne sommes pas non plus les derniers. Et cette prise de conscience serait, selon lui, « un premier petit pas vers l’espoir même »…
27.
Toute enquête prend souvent des sentiers imprévus. Des êtres me sont signalés dont j’ignorais tout. C’est ainsi qu’au fil de mes pérégrinations en Hollande la rumeur me précède. Dans la communauté juive d’Amsterdam, il se chuchote que je m’intéresse à l’histoire de la dernière guerre, et pas uniquement aux nazis, à Auschwitz ou à Treblinka, mais aussi aux survivants et à ceux qui les ont sauvés. Et on m’organise des rencontres décisives… Où donc était-il écrit que je devais faire la connaissance de cet homme étonnant, qui a l’allure d’un Anglais très strict, mais parlant avec l’accent yiddish : le Juif de Shanghai ?
Nathan Gutwirth, car tel est son nom, se présente lui-même, non sans humour, sous cette appellation. En fait, il est natif d’Anvers mais de nationalité hollandaise, et sa destinée constitue un périple à travers le monde et les êtres. Avec lui, j’embarque bientôt pour une évocation au long cours : la Lituanie d’abord, d’où il lui a fallu fuir, non sans difficultés ; puis l’URSS, le Japon, la Chine, l’Indonésie…
« Que faisiez-vous en Lituanie, monsieur Nathan Gutwirth ?
— Le Talmud ! J’étais parti, en 1936, étudier le Talmud à la yeshiva de Vilnius. J’avais donc quitté la Hollande, où j’avais accompli ma scolarité et où se trouvait ma famille. Vilnius comptait cent cinquante-quatre mille habitants, dont un tiers de Juifs. N’oubliez pas qu’on appelait Vilnius la “ Jérusalem du Nord ”, parce qu’elle possédait la plus grande yeshiva du monde, à l’époque : une sorte d’université internationale, avec des étudiants venant de partout, des États-Unis et même d’Australie. Quand la guerre a éclaté, j’étais toujours là-bas ; j’avais vingt-deux ans.
— Mais… ces études talmudiques, c’était en vue de devenir rabbin ?
— Non. Chez nous, comme vous le savez, il arrive que les gens étudient simplement pour étudier, pour connaître le Talmud.
— Pour le plaisir, en quelque sorte…
— Si l’on veut !… Parce qu’il fallait travailler dur, exactement comme des étudiants de n’importe quelle université. Simplement, nous, on étudiait le Talmud et la Loi.
— Quelle était la situation en 1939 en Lituanie ?
— Le sort des Juifs n’y était pas mauvais. Les Juifs lituaniens étaient d’origine russe, puisque, avant la Première Guerre mondiale, la Lituanie faisait partie de la Russie. Ils avaient leur culture, leurs écoles, leurs journaux… À Kaunas, petite ville de quinze mille habitants où ont étudié tous les rabbins de Lituanie, ils avaient même un théâtre. C’était une bonne vie, une vie agréable, même.
— Et lorsque la guerre a éclaté ?…
— Nous avons vu, en septembre 1939, arriver, de la Pologne envahie, des dizaines de milliers de Juifs polonais, que les Juifs lituaniens ont accueillis à bras ouverts. La plupart étaient des hommes, venus seuls, parce qu’ils pensaient que les Allemands ne feraient rien aux enfants et aux femmes. Et
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