La force du bien
rabbin Élie ben Salomon Zalmann ? Et combien d’anecdotes sur la pléiade d’écrivains et de poètes yiddish dont ma mère me récitait les oeuvres ?
En arrivant dans la capitale de la Lituanie, j’ai découvert un aéroport plus modeste que la gare de Perpignan, une petite ville d’allure polonaise avec des places bâties autour de fontaines, avec des rues pavées et de grosses pierres rondes, des maisons d’un ou deux étages avec d’immenses cours. Un seul grand hôtel, un « gratte-ciel » de huit étages construit par les Soviétiques et déjà délabré, surplombe la ville. J’y descends. J’apprends que pendant la guerre les nazis ont expérimenté tout près d’ici le premier camion-chambre à gaz. Je commence mon enquête avec le président de la Lituanie, Vitas Landsbergis.
Je lui parle des Justes, et je lui demande ce qu’il sait du consul japonais, Tempo Sugihara, qui a sauvé entre cinq mille et six mille Juifs de ce pays pendant la guerre… Il sourit et, mystérieux :
« Si vous venez tel jour à tel endroit, vous verrez… Je vous prédis une surprise… Non : deux surprises !»
À la date prévue, une voiture de la présidence m’attend et m’emmène sur une place de la ville où, très exotique en ces lieux, une foule de Japonais se presse et circule en tous sens. On s’affaire en particulier autour d’une énorme masse recouverte d’une draperie. Je demande de quoi il s’agit. La draperie tombe : on dévoile un monument à la gloire de Tempo Sugihara. Le concours organisé pour la réalisation de cette oeuvre a été remporté par des sculpteurs japonais. Vitas Landsbergis prononce un discours. Émouvante cérémonie. C’est la grande réhabilitation posthume de ce Juste que fut Tempo Sugihara : outre les honneurs qui lui sont rendus par la Lituanie, l’ancien consul n’est plus tenu en défiance par son propre pays. Le gouvernement japonais, à la demande des gouvernements lituanien et israélien, vient en effet d’accepter, un demi-siècle après les faits, de le laver de la « faute » qu’il aurait commise en désobéissant à son ministère quand celui-ci lui interdisait de sauver des Juifs…
Le président Landsbergis, en fait de surprise, m’a gâté. Une seconde surprise m’attend, je le sais, mais il me faut rester un moment avec le fils de Tempo Sugihara, de ce Juste venu de loin, du pays du Soleil-Levant, pour arracher à la mort des milliers d’existences.
M. Sugihara fils, Nobuki Sugihara, âgé de quarante-quatre ans, est diamantaire dans la capitale mondiale de la pierre précieuse : Anvers. Il est conscient de l’importance de l’action de son père, et son visage est concentré, grave, pour évoquer une période que lui-même ne connaît que par les récits qui lui en ont été faits. Je le regarde : il parle avec calme, accompagnant souvent son propos de gestes mesurés des mains, qui, croisées devant lui sur la table, s’ouvrent pour souligner tel ou tel point. L’arc des sourcils, les cheveux très noirs. Nobuki Sugihara est un fils de cette génération qui a dû affronter la guerre de 1939-1945. Il m’explique, en anglais, comment son père, après avoir été sanctionné pour son initiative de Vilnius, s’est retrouvé employé à l’ambassade du Japon en Roumanie. Quand les Soviétiques sont arrivés là-bas, ils ont envoyé tous les diplomates japonais en Sibérie, dans les camps. Il y a passé six mois. La paix revenue, il a été démis de toutes ses fonctions au Japon.
Nobuki Sugihara précise :
« Il vient d’être réhabilité… à titre posthume.
— Si longtemps après !
— Oui… Lorsque la Lituanie est devenue indépendante : un geste du gouvernement japonais envers la Lituanie nouvelle. Environ un an avant que le gouvernement lituanien n’érige ce monument que vous avez vu. »
Silence. Et, après un moment :
« Maintenant, lui qui avait “ désobéi ”, le voici devenu un héros, et son histoire est étudiée par les enfants à l’école…
— Parlez-moi de votre père. Que disait-il de ce qu’il a fait ?
— Je n’étais pas né à cette époque, et, lorsque j’étais tout petit, il ne nous racontait pas grand-chose de cette période. Plus tard, il a commencé à expliquer, mais pudiquement, par allusions. Je n’ai compris qu’avec la venue de diplomates israéliens à Tokyo, en 1968. L’attaché commercial israélien était l’un de ces milliers de Juifs de Lituanie sauvés
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