La force du bien
fut d’une redoutable efficacité. Occupée par l’URSS le 15 juin 1940, puis, dès le 21 juillet suivant, déclarée République soviétique, la Lituanie a d’abord subi, de la part des Soviétiques, une répression dirigée contre les prêtres et l’Église catholique, avant d’être envahie de 1941 à 1944 par les Allemands. Ceux-ci se livreront à une véritable politique d’extermination des Juifs. Le 27 juillet 1941, Himmler donne l’ordre de constituer des formations d’auxiliaires locaux : des commandos lituaniens sont formés et organisés de façon à appuyer les actions antijuives des nazis.
Le 31 juillet, ceux-ci, avec l’aide des autorités locales, créent le ghetto de Kaunas.
Deux cent cinquante-trois mille Juifs vivaient dans ce pays avant la guerre. Près de deux cent trente mille sont morts, déportés ou assassinés sur place avec l’ignominieux concours des fascistes locaux.
Nous évoquons ces événements historiques, jusqu’au moment où Vitas Landsbergis me montre un livre à couverture rouge et noir.
« Vous pensiez qu’il n’y avait pas de Justes, ici, n’est-ce pas ? Eh bien, en voilà ! Et il y a même la photo de ma mère. Et puis…, ajoute-t-il en plissant les yeux derrière ses lunettes avec un visible plaisir, je vous avais promis une surprise, non ?
— En effet, lui dis-je.
— Eh bien, je vous présente mon père ! Lui aussi, c’est un Juste. C’est lui qui a pris soin de Bella, la petite Juive dont je vous parlais tout à l’heure. C’est lui qui l’a sauvée. »
Je vois arriver, se soutenant sur des béquilles, un vieil homme que les années n’ont pas privé d’humour ni de sourire. Veste claire, chevelure blanche broussailleuse, à peine dégarnie sur le sommet, yeux bleus grands ouverts et accueillants, il est affable, ravi de rencontrer du monde, d’entreprendre une discussion. Il semble en pleine forme, et sa relative corpulence plaide pour un heureux caractère, pour une âme de bon vivant. Dès que les présentations sont faites et que M. Landsbergis père s’est assis, je ne peux me retenir de lui demander son âge.
« Cent ! me répond-il en riant. Cent ans ! Je suis né en 1893…
— Monsieur Vytautas Landsbergis, vous souvenez-vous de cette jeune fille juive que vous avez cachée ici ?
— Bien sûr. Elle s’appelait Bella. Le curé de la paroisse de Zapichke, tout près d’ici, nous a donné les papiers d’une fille qui était morte. L’âge et la description correspondaient assez bien à Bella, qui avait treize, quatorze ans. Ensuite, nous avons prétendu qu’elle était la nurse de nos enfants. Elle est donc restée ici, chez nous, à Kotcherguiné, avec ces faux papiers. Plus tard, il a fallu l’emmener chez des amis paysans : l’un de mes fils venait d’être arrêté par les nazis, la situation devenait très dangereuse – il fallait mettre Bella à l’abri.
— Vous est-il arrivé d’avoir peur ?
— Bien entendu. En cachant des Juifs, nous pouvions faire fusiller toute notre famille si nous étions découverts.
— Pourquoi avez-vous fait cela ?»
M. Vytautas Landsbergis se fait traduire et répéter plusieurs fois la question. Quand on lui parle, il doit tendre l’oreille : il est un peu sourd, mais à peine – juste ce qu’il faut pour demander qu’on lui précise ce qui a été dit. L’oeil malicieux, il se penche avec délice et curiosité vers l’interprète afin qu’elle répète… Mais cette question-ci le déconcerte. Il est très étonné. Il secoue la tête, et dit :
« Qu’est-ce que c’est que cette question ? Drôle de question. Comment répondre ? Pourquoi j’ai tenu à cacher cette gamine ?… Je suis un homme, monsieur. J’ai un coeur. C’est le coeur qui disait d’agir ainsi. Comment aurait-on pu ne pas se comporter de cette façon ? Je ne peux pas répondre à votre question. J’ai fait ce que mon coeur me disait de faire.
— D’autres ont eu un comportement différent. Et pourtant eux aussi étaient des hommes, eux aussi avaient un coeur…
— Ah ! si on commence à parler des autres, on n’en finira pas ! Je ne veux pas parler des autres… »
M. Landsbergis père se met à rire. Il me promet de vivre assez longtemps encore pour lire ce livre. Ne s’est-il pas exclamé, lors des présentations : « Formidable ! Vous êtes le deuxième écrivain qui vient me voir en cinquante ans ! Le premier était Milosz… » ?
Magnifique
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