La force du bien

vitalité de ce centenaire, de ce Juste. Il aura pourtant été trahi par la vie : il est mort deux mois après cette entrevue.

30.
    Aujourd’hui, après la chute du communisme, passer de la Lituanie au Danemark ne pose plus de problème. Le trajet par avion ne prend qu’une heure et demie – et c’est alors la découverte de Copenhague, ville de Hans Christian Andersen et de ses Contes , de son fameux « Roi nu », qui, enfant, m’ont tant fait rêver.
    Le roi du Danemark et son peuple, un peuple de Justes, m’ont fait rêver plus tard, quand, après la guerre, j’ai découvert l’ampleur du désastre. À mon tour, j’ai commencé à me poser cette terrible et lancinante question : pourquoi ?
    Le Danemark, dans l’Europe de la Seconde Guerre mondiale, constitue une exception. Hitler, après avoir envahi le pays sans tirer un seul coup de feu le 9 avril 1940, lui ménage longtemps d’étranges faveurs. Il est vrai que ses troupes sont là, soi-disant, pour « protéger le royaume »… Le gouvernement, avec son Premier ministre social-démocrate, reste en place pour une politique dite de « coopération » avec l’occupant. Jusqu’en 1943, les Juifs danois ne seront pas inquiétés. Mieux : ils ne sont pas astreints au port de l’étoile jaune…
    Mais, le 29 août 1943, le gouvernement danois cesse tout à coup de « coopérer » et démissionne en bloc. Les nazis sont contraints de prendre eux-mêmes en main les affaires du pays. Et, le 28 septembre 1943, un fonctionnaire allemand prévient ses amis danois qu’une rafle générale des Juifs est prévue pour la nuit du 1 er au 2 octobre.
    La nouvelle se répand comme une traînée de poudre dans la population. Aussitôt les Églises, les intellectuels, une quarantaine d’organisations caritatives, syndicales, politiques et confessionnelles unissent leurs efforts. Niels Bohr, Prix Nobel de physique, obtient du roi de Suède qu’il accueille les Juifs danois. Et c’est alors, sans gouvernement ni roi (depuis la fin d’août, Christian X a été placé en résidence surveillée par les nazis), tout un peuple qui organise, souvent dans l’improvisation mais avec un succès exemplaire, le sauvetage de la presque totalité des sept mille cinq cents Juifs du Danemark en les faisant passer en Suède à bord d’une armada de petits bateaux de pêche : un peuple entier de Justes, ou peu s’en faut !
    Pour trouver des Justes, une différence majeure par rapport à d’autres pays : il n’est guère besoin, ici, de les chercher longtemps – ils sont partout.
    Longtemps, j’ai admiré les Danois pour cet exploit en matière de solidarité, de générosité, de justice. J’avoue que je suis allé jusqu’à en idéaliser la légende sans trop me préoccuper des faits. J’ai cru, j’ai voulu croire, ce que l’on m’avait rapporté. Par exemple, que le roi et la reine, lorsque les nazis ont suggéré que les Juifs devraient porter l’étoile jaune, sont sortis de leur palais en arborant eux-mêmes l’étoile jaune, et que tous les Danois ont fait de même ! À l’époque de l’après-guerre, dans les années cinquante-soixante, mes visions de peintre s’exaltaient à imaginer cette scène, à en revivre le défi…
    Mon enquête à propos des Justes ne pouvait donc éviter le pays des Justes. Elle m’a de surcroît permis d’accéder à plus de rigueur quant aux faits.
    Et, d’abord, le mythe de l’étoile jaune arborée par tous les Danois à la suite du roi devait m’être ôté de la tête sans que, pour autant, le symbole de cette action en fût altéré.
    Ainsi que le précise Jorgen Kieler, médecin de Copenhague, qui avait vingt et un ans en 1940 :
    « Le roi n’a jamais fait ça, ni personne. Et pas un seul Juif, c’est vrai, n’a porté l’étoile jaune. En réalité, un dessin ainsi conçu est paru dans un journal suédois pour illustrer la réponse du roi aux demandes nazies : “ Si les Danois de confession juive doivent porter cette étoile, eh bien, nous la porterons tous ”. Voilà l’origine de cette imagerie qui vous séduisait. Mais il est clair que les membres de la famille royale entretenaient de vrais contacts avec le peuple juif du Danemark : ils y avaient des amis, et se rendaient souvent à la synagogue.
    — Et les Allemands n’ont pas réagi ?
    — Non…
    — À votre avis, pourquoi les nazis, à l’inverse de ce qu’ils ont fait dans le reste de l’Europe, n’ont-ils pas