La force du bien
m’occupais de tout ça…
— Ce fameux voyage, comment s’est-il passé ?
— Trois semaines de Transsibérien d’abord pour arriver à Vladivostok, puis une semaine d’attente, et enfin une journée de bateau pour débarquer à Kobé, au Japon. Entre-temps, il y a eu Pearl Harbor. Le Japon, en guerre contre l’Amérique, nous a expédiés à Shanghai. À la fin de la guerre, beaucoup d’entre nous ne sont pas restés là et sont allés en Amérique, ou, ensuite, en Israël.
— Avez-vous revu Tempo Sugihara et sa femme Yukoko ?
— Bien sûr. Et, depuis la mort de Tempo, j’ai même revu Yukoko à plusieurs reprises. Je connais bien Nobuki, leur fils, à qui j’ai fait attribuer une bourse pour qu’il puisse venir étudier en Israël… »
Je suspends ici cette évocation « judéo-japonaise », ce sauvetage de six mille Juifs : Vitas Landsbergis, dans sa maison familiale de Kotcherguiné, près de Kaunas, me réserve encore une surprise.
29.
… À la suite de l’inauguration, à Vilnius, du monument consacré à Tempo Sugihara, le président Landsbergis m’a emmené chez lui, près de Kaunas, pour discuter.
Affable, l’oeil clair et la soixantaine alerte, portant une mince barbe taillée en pointe, Vitas Landsbergis laisse parfois percer, derrière ses lunettes, un regard malicieux venant adoucir l’air sérieux – fonction présidentielle oblige – qu’il se doit d’afficher. Ici, à Kotcherguiné, dans la datcha familiale construite en rondins de bois, il n’a pas devant lui, comme sur son bureau de Vilnius, une rangée de stylos alignés près d’une douzaine de téléphones. Au mur ne trônent pas de sabre orné de fleurs séchées ni de drapeau lituanien suspendu. Le cérémonial officiel est resté en ville. Et c’est d’une voix plus familière, plus détendue, que Vitas Landsbergis me parle :
« À l’époque de la guerre, dit-il, j’étais un enfant. Je savais bien qu’il y avait un ghetto à Kaunas, mais dans l’ensemble je n’étais guère au courant de ce qui se passait. J’ai vu des gens qui se cachaient dans la maison de mes parents ainsi que chez ma tante, où nous allions de temps en temps avec ma mère. C’est ainsi que je me rappelle très bien une petite fille aux yeux noirs et aux cheveux noirs. Je n’ignorais pas qu’elle était juive, et on m’avait fait jurer de ne parler d’elle à personne, sous aucun prétexte. Elle s’appelait Bella. Je me souviens que ma mère lui avait dit de porter un foulard, car ses cheveux étaient noirs, ce qui, bien sûr, pouvait attirer l’attention. Ici, on est plutôt blond… Je savais aussi que le mari de ma tante se cachait, car lui aussi était juif. Toute la famille s’est mobilisée pour le cacher, pour le sauver.
— C’est normal, non ?
— Normal ? Comme vous y allez ! Je vous signale que beaucoup de Lituaniens qui avaient des Juifs dans leur famille ne se sont pas gênés pour aller les dénoncer au plus vite auprès des Allemands !… Notre oncle, nous, on y tenait. On l’a gardé pendant deux ans dans un placard. On lui donnait à manger, il y avait là-dedans un pot de chambre, etc. En cas de danger, on frappait à la porte : il ne bougeait plus, il retenait son souffle et se tenait immobile. Quand on l’a sorti de là, il était à demi aveugle et pouvait à peine rester debout. Il a mis six mois à réapprendre à marcher… Mais je vous l’ai dit : j’étais très jeune, et ce n’est qu’après la guerre que j’ai appris, et compris, qu’il avait passé deux ans dans notre maison, caché dans un placard.
— Si vos parents ont pu cacher, en plus de votre oncle, une jeune fille juive, que dire des autres, de ceux qui ne l’ont pas fait ? Ont-ils la moindre excuse ?
— Je suis d’accord avec vous. Toutefois, j’hésiterais à dire du mal de nos voisins qui, de leur côté, n’ont pas caché de familles juives, mais qui ne nous ont pas dénoncés . Peut-être que, dans leur cas, la situation ne s’est pas présentée, et qu’ils n’ont pas eu l’occasion de montrer ce qu’ils auraient pu faire. C’est difficile de juger. Si vous passez au bord d’une rivière et que vous apercevez quelqu’un en train de se noyer non loin de la rive où vous êtes, vous vous précipitez à son secours – mais, si vous vous trouvez sur l’autre rive, ça n’est pas si simple… »
La souricière que constitua, pour les Juifs, la Lituanie de ces années-là
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