La force du bien
entrepris de persécuter les Juifs du Danemark dès le début de l’Occupation ?
— Ils avaient leurs raisons, et le Danemark se trouvait dans une situation extraordinaire en comparaison avec d’autres pays occupés. Nous avions un gouvernement qui, sans protester, s’était rendu aux Allemands. Il vivait dans l’illusion que l’on pouvait rester neutre. Il a fallu trois ans au peuple danois pour démontrer au gouvernement qu’une telle position, outre qu’elle était moralement indigne, n’était pas soutenable. Durant ces trois années, la Résistance s’est peu à peu constituée… Pour en revenir aux nazis, disons que tactiquement Hitler avait choisi de ménager le Danemark. Ses troupes et ses agents politiques se devaient de renforcer l’illusion de la “ coopération ”, l’illusion qu’ils étaient là pour “ protéger ” : leur propagande se voulait “ amicale ”, et le recours aux répressions sanglantes n’était donc pas de mise. Cette relative clémence tenait aussi au fait qu’ils ne disposaient pas de relais, de soutiens au sein de la population danoise, comme ce fut le cas dans d’autres pays : ici, pas de grand parti nazi pour les accueillir avec ferveur, mais un peuple plutôt honteux d’avoir été envahi sans même s’être défendu, sans que ses autorités appellent à la lutte. Je voudrais également ajouter ceci, qui va être décisif lors du sauvetage des Juifs : les Allemands étaient dépourvus de bateaux. Ils n’avaient pu mettre la main sur la flotte navale danoise, qui s’était sabordée – un peu comme la flotte française à Toulon. Leurs vedettes de patrouilleurs étaient en nombre bien trop insuffisant pour leur permettre de contrôler nos côtes ni les cinq cents îles qui leur font face… Et puis, à partir du 29 août 1943, après la démission du gouvernement, la police danoise a basculé en bloc du côté de la Résistance, et a elle-même participé à l’évacuation des Juifs.
— Comment s’est effectuée la mobilisation des bateaux de pêche nécessaire à cette évacuation générale des Juifs ?
— Il a fallu tout improviser : trouver les cachettes, trouver les bateaux, trouver de l’argent. Mon père avait déjà fait passer en Suède un couple de Juifs tchèques. Nous avions des contacts avec les pêcheurs, et nous avons pu louer leurs bateaux. En fait, la difficulté n’était pas l’argent ni les bateaux : c’était, du moins au tout début, de prendre contact avec les Juifs et de les acheminer jusqu’aux lieux d’embarquement.
— Les pêcheurs demandaient-ils de l’argent pour faire passer les Juifs ?
— Les pêcheurs avaient des attitudes différentes. Certains appartenaient à la Résistance et ne demandaient rien. D’autres craignaient, au cas où ils seraient pris par les Allemands, que ceux-ci ne confisquent leur bateau : ils voulaient donc avoir la possibilité d’en racheter un… Ils oubliaient qu’en cas d’arrestation les Allemands leur confisqueraient aussi la vie ! D’autres pêcheurs, enfin, avaient tout simplement décidé que cette situation constituait une occasion de gagner de l’argent… N’insistons pas. Il est clair que les plus honorables sont parmi les premiers, qui ont agi sans demander un sou. Mais tous les pêcheurs, c’est vrai, ont été en première ligne pour cette évacuation. »
Chose curieuse, bien loin de ce que j’aurais cru, le fait d’apprendre que certains pêcheurs danois n’ont pas risqué leur vie pour les Juifs tout à fait gratuitement me réjouit. Ils sont donc normaux, ces Danois ! Ils ont, eux aussi, leurs défauts, leurs petitesses, leurs mesquineries.
« Tout être humain a des mérites et des vices , disait Maimonide, cet aristotélicien juif de Cordoue au XII e siècle, et celui dont les mérites dépassent les vices est un Juste . » Il en va de même, ajoute-t-il, pour un pays : « Si les mérites de tous les habitants d’un pays dépassent leurs vices, le pays est bon. Si leurs vices sont prépondérants, c’est un pays mauvais . »
Dans cette appréciation peut-être un peu trop mécanique, Maimonide introduit un élément de la pensée juive qui m’a toujours fasciné : la responsabilité – la responsabilité des uns envers les autres. « Parce qu’il est le seul en qui se soit trouvé quelque chose de bon », dit la Bible (Rois, I , 14, 13 ). Ou, au contraire : « Même un seul pécheur détruit beaucoup de biens »
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