La force du bien
action, nous n’avions pas peur. C’est ensuite que nous la ressentions.
— Pensez-vous souvent à cette époque ?
— Il n’y a sans doute pas un seul jour, depuis cinquante ans, où je ne pense à la guerre. Aux persécutions, mais aussi à tout ce qui s’est produit ensuite avec la Résistance, où j’ai perdu beaucoup de mes amis. On n’oublie jamais ces choses-là. C’était notre jeunesse – et c’était la guerre. J’y pense tous les jours, oui… »
32.
Arrivés sur l’invitation du roi Christian IV en 1662, les Juifs étaient établis au Danemark depuis deux cent soixante-dix-huit ans lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata. Il s’agissait, à l’origine, de Séfarades venus d’Amsterdam et d’Ashkénazes en provenance, eux, de Hambourg. Ils ne furent jamais nombreux, et se fixèrent à Copenhague et dans ses environs. Cette répartition géographique n’a pas changé au fil du temps. Très vite, ils sont devenus… des Danois. Ce sera d’ailleurs une constante qui reviendra dans les propos de leurs sauveteurs. L’un d’eux dit même : « Les Juifs ? Des Danois comme nous, avec leur dimanche qui tombe le samedi, mais ça n’a jamais dérangé personne !»
Outre la beauté de son port noyé dans les brumes nordiques, Copenhague se présente comme une cité bien organisée, propre. La très belle vieille ville offre en son centre un grand espace carré que délimite un mur d’enceinte : c’est le cimetière juif, où les stèles des tombes penchent, un peu comme en Europe centrale, mais tout est en ordre, bien entretenu par les services de l’État. En le parcourant, je remarque que le nom de famille Brandes revient souvent. Je pense au romancier et essayiste danois Georg Brandes, qui fut l’un des auteurs préférés de ma mère…
Mais comment cette communauté juive du Danemark dont le sort, comparé à celui des autres communautés juives d’Europe, était plutôt enviable, a-t-elle réagi à l’annonce de la rafle prévue pour le tout début d’octobre 1943 ?
« Je me souviens, raconte le grand rabbin Ben Melchior, qu’après le passage d’une dame qui nous a avertis de l’imminence de la rafle nous nous sommes organisés pour prévenir le plus grand nombre de gens. À cause du couvre-feu, il était interdit de circuler la nuit. Nous avons téléphoné à d’innombrables amis, qui, eux-mêmes, ont téléphoné à d’autres. Nous ne savions pas si nos communications étaient surveillées, mais il fallait faire vite ! Le lendemain matin, nous étions de très bonne heure à la synagogue. Le soir même, nous devions fêter Roch ha-Shana, le nouvel an juif. Une centaine de personnes étaient là. Mon frère et moi avons été envoyés dans la ville : à vélo, nous avons rendu visite aux voisins et aux amis des voisins, pour passer le message. Dans un premier temps, nous donnions comme consigne aux Juifs de partir à la campagne, comme pour une promenade ou des vacances. Mais la campagne, ça voulait surtout dire le bord de mer, les côtes, les pêcheurs et leurs précieux bateaux… Comme toute la communauté juive était installée à Copenhague et aux alentours immédiats, on peut dire qu’avec les efforts conjugués des uns et des autres tous les Juifs ont été mis au courant du danger. Il fallait que les Allemands soient assez aveugles : était-il bien naturel, un jour comme celui-là, Roch ha-Shana, que les Juifs aillent se promener à la campagne ? Mais l’improvisation est la force des Danois, et ça a marché… »
Ben Melchior, qui avait quatorze ans en 1943, a participé à ces événements. C’est aujourd’hui un homme âgé, au visage encore ferme, à la bouche expressive, dont le sourire et l’affabilité naturelle se teintent de mélancolie et de gravité pour évoquer cette angoissante période.
« Cette évacuation a sauvé la vie de ma famille et la mienne, et elle a sauvé sept mille Juifs, qui ont été transportés sains et saufs en Suède. Ce sauvetage collectif est sans doute bien plus important qu’il n’y paraîtrait si l’on s’en tenait aux chiffres seuls. Parce que, bien sûr, nous ne représentons que un pour mille de ceux qui ont péri dans les camps et partout. Mais je pense que cet événement est capital pour l’avenir. Il y a eu une époque où j’étais las d’en parler ; et puis je m’aperçois aujourd’hui qu’il ne faut pas oublier : il ne faut pas oublier la violence, la barbarie nazies,
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