La force du bien
cordes, il y avait une trappe ! Nous avons fait beaucoup de voyages en Suède, ces jours-là, beaucoup…
— La traversée durait combien de temps ?
— Une heure et demie-deux heures, selon l’état de la mer.
— Vous repensez souvent à cette période ?
— C’est évident !»
Christian Algreen-Petersen est du même âge que Niels Sorensen ; il avait dix-sept ans à l’époque du sauvetage. Pour lui aussi, les Juifs danois étaient des Danois, des compatriotes. C’est avec ses parents qu’il a participé à ces opérations, dont il nous dit qu’elles ont duré au-delà du 2 octobre : jusqu’après la mi-octobre, en fait. Son père, médecin à Copenhague, s’est distingué, comme la plupart des médecins danois, par un dévouement à toute épreuve à l’égard des Juifs danois qui devaient fuir. Il était en contact avec d’autres médecins et avec les hôpitaux pour trouver l’argent nécessaire au paiement des pêcheurs.
« Comment votre père et vous, lui demandé-je, aviez-vous planifié votre action ?»
La réponse de Christian Algreen-Petersen me rappelle les paroles du rabbin Melchior à propos du sens de l’improvisation des Danois :
« Nous n’avions rien planifié du tout ! me répond-il. Cette menace de rafle est arrivée de manière si soudaine, si inattendue ! C’était une situation à laquelle il a fallu faire face tout à coup. Et tout le monde est venu apporter son aide – enfin… presque tout le monde. Mais la plupart des foyers danois ont ouvert leur porte aux Juifs et leur ont fourni des cachettes, puis des centres clandestins de regroupement pour permettre leur évacuation vers la Suède. C’était… comment dire ?… c’était comme un secret officiel entre tous que d’obtenir les informations nécessaires pour mettre sur pied cette évacuation.
— Comment les choses se sont-elles passées, chez vos parents ? Comment arrivaient les Juifs que vous secouriez ?
— Ils venaient de partout ! À la maison, le téléphone sonnait en permanence, et ma mère devait comprendre à demi-mot s’il s’agissait de malades qui avaient besoin d’une vraie consultation médicale, ou de Juifs qui avaient besoin, eux, d’autre chose… Les salons, les chambres, toute la maison était remplie de gens qui attendaient qu’on leur trouve un bateau. Ma mère assurait l’administration de cet exode : elle dressait des listes de noms et d’adresses, avec inventaire de leurs ressources. Il leur fallait de l’argent et, outre les collectes que nous avons organisées, il était admis que les Juifs aisés devaient aider ceux qui ne l’étaient pas. J’ai vu des scènes émouvantes de gens qui devaient renoncer aux énormes valises et baluchons qu’ils avaient pris avec eux : les bateaux manquaient de place, et la priorité n’était pas aux bagages, mais aux humains. Quelques-uns restaient désemparés, ils comprenaient pourquoi ils devaient abandonner leurs affaires personnelles, mais l’émotion les submergeait. Il faut dire qu’ils étaient tous très inquiets, très angoissés durant ces moments-là… Nous avons organisé un roulement de taxis devant la maison, des taxis sûrs, que nous connaissions, dont les chauffeurs ne nous trahiraient pas – et cinq par cinq, toutes les trois minutes, un groupe de Juifs accompagné par un non-juif (j’en ai fait quelques-uns, de ces voyages-là !) s’engouffrait dans un taxi pour aller rejoindre un lieu d’embarquement. En moyenne, chacun des bateaux avec lesquels nous travaillions pouvait prendre une dizaine de personnes. Au début, ils s’y sont trouvés entassés à vingt. D’autres bateaux en ont pris davantage, mais en courant vraiment trop de risques.
— Qu’est-ce que cette action d’aide aux Juifs signifiait pour les Danois ? Quelles conséquences ce sauvetage a-t-il eues pour eux ?
— Lorsque, le 29 août 1943, la coopération entre le gouvernement danois et les autorités allemandes s’est effondrée, il y a eu beaucoup plus de gens à vouloir lutter contre les Allemands. Et puis, tout à coup, l’annonce de ces prochaines persécutions qui allaient être déclenchées contre les Juifs ! C’est là qu’a joué une espèce de déclic – ces persécutions sont presque venues comme un cadeau du ciel : d’un seul coup, nous avions quelque chose à faire, une action à conduire, une tâche à mener à bien ! Un cadeau du ciel, oui : nous pouvions aider tous ces gens innocents
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