La force du bien
qui étaient nos amis, et, par la même occasion, travailler contre les nazis. Tout cela a préparé le travail ultérieur qui s’est fait dans le cadre de la Résistance, qui a grandi, qui s’est renforcée après cette expérience. Beaucoup de celles et de ceux qui avaient participé au sauvetage des Juifs ont gardé le contact avec la Résistance. Si les Juifs sont redevables aux Danois (et ils ne cessent de le répéter depuis), eh bien, nous aussi, les Danois, nous sommes redevables aux Juifs pour la tâche qu’ils nous ont donnée et pour la possibilité qu’ils nous ont offerte de les aider : ils nous ont obligés, en les sauvant, à sauvegarder notre dignité. »
34.
Je réfléchis aux récits de ces Danois que je viens de rencontrer. Une question surgit : et s’il n’existait pas de Justes, mais des hommes généreux ? Une autre question redouble celle-ci : y a-t-il, entre eux, une différence ? La générosité n’est-elle pas une qualité merveilleuse et rare ?
Être généreux, nous dit-on, c’est être capable de vouloir et de donner. Mais peut-on vouloir à tout moment ? Peut-on être prêt à donner à tous ? Dans l’optique de cette réflexion sur le Bien, telle que je l’ai entreprise ici, un Juste n’a pas à vouloir faire du bien : il le fait. Il n’a pas à choisir ceux qui profiteront de ce bienfait : il donne. Il agit. Avec naturel. Banalement. Chaque fois qu’une vie est en danger. Parce que cela lui paraît aller de soi.
D’autres nous disent que, si la générosité était absolue et universelle, elle nous dispenserait de la justice. Ce serait peut-être triste. Il est certes préférable d’être sauvé grâce à un geste de générosité (ou même de simple charité) plutôt que de périr – mais mon rêve, puisque les Justes nous donnent matière à rêver, demeure que l’on sauve des vies parce que tout le monde a droit à la vie. Et cela est justice.
On peut aussi soutenir qu’il n’y a pas de générosité sans amour. Mais je l’ai déjà dit : un Juste n’a pas à aimer ou à connaître la personne qu’il sauve.
Prenons un exemple extrême : une rivière où quelqu’un se noie. On entend des cris. Une foule s’agite sur la berge. Parmi ceux qui assistent à la scène, il se trouve deux ou trois personnes qui pensent à appeler de l’aide, à prévenir les pompiers, la police. Certains font même quelques pas dans l’eau. C’est un individu anonyme, sans qualités physiques particulières, qui soudain fendra la foule, plongera et sauvera l’infortuné qu’entraînait le courant. Mais, après avoir hissé ce dernier jusqu’à la rive, il disparaîtra comme il était venu. Avec modestie. Sans explications, sans attendre de remerciements ni de compensations d’aucune sorte. Que l’on parvienne malgré tout à le retrouver, comme je l’ai fait pour ceux qui ont sauvé des Juifs pendant la guerre, pour lui demander pourquoi – pourquoi il a tendu la main à une personne qui lui était étrangère – et il ne saura que répondre. Ou, dans le meilleur des cas, il dira : parce que . Réponse (et non-réponse) de Juste exemplaire. Mais y a-t-il une seule catégorie de Justes ? Une seule manière d’être dans le Bien ?
Avec leur sauvetage collectif, les Danois introduisent dans ma recherche une dimension nouvelle. Celle-ci oblige les individus qui participent au sauvetage d’autres individus à donner, au-delà et en plus de ce fameux parce que , une explication rationnelle. La générosité qui les caractérise n’est pourtant pas la seule motivation de leur engagement. Elle n’est peut-être pas plus déterminante que dans d’autres cas, individuels ceux-là, qui figurent dans ce livre. En revanche, elle s’exprime d’une manière très forte dans l’explication qu’ils en donnent ; c’est ainsi que j’ai rencontré des Danois sauveteurs qui sont reconnaissants aux sauvés, à ceux qu’ils ont eux-mêmes sauvés, de leur avoir donné l’occasion de découvrir le Bien et de le partager.
Mais les Danois posent encore un autre problème : celui de l’efficacité des actions collectives face aux nazis. Je me suis en effet rendu compte, au cours de cette enquête, que, chaque fois qu’une collectivité avait eu le courage de s’opposer à une décision inique du pouvoir hitlérien, elle avait obtenu gain de cause. En Allemagne même, quand elles se sont engagées, une seule fois, à défendre ensemble une cause, les
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