La force du bien
les ténèbres de ces temps-là – mais il ne faut pas oublier non plus qu’il restait, dans cette Europe peinte en noir, des forces qui comprenaient ce que veulent dire la fraternité, la solidarité, l’humanisme !… Et le fait que ces forces-là puissent exister et s’affirmer au milieu des ténèbres est décisif, sinon les ténèbres vaincraient toujours.
— Et votre traversée vers la Suède, sur ce petit bateau de pêche qui sentait si fort le poisson ?…
— Beaucoup d’idées vous traversent la tête lorsqu’on se trouve dans la cale d’un petit bateau comme celui-là, comme si l’on était soi-même sardine dans la boîte à sardines, et on réfléchit à quantité de choses, mais la première préoccupation c’est toujours de savoir si on en ressortira vivant. Et cette odeur de poisson, ah !… Je crois que beaucoup de ce que j’ai fait et entrepris depuis – les luttes pour les droits de l’homme, les campagnes de solidarité, etc. –, je le dois à cette angoisse d’enfance, dans cette cale d’un bateau traversant le détroit tous feux éteints pour ne pas être repéré par les patrouilleurs allemands. Quoi ? Nous devions quitter notre foyer, notre pays, nous cacher comme si nous étions des criminels ? C’était si absurde ! Si injuste ! Et il y avait, heureusement, des gens pour nous aider. Ces heures-là ont beaucoup, beaucoup compté pour moi, pour la suite de mon existence : d’une certaine façon, elles m’ont fait ce que je suis. »
33.
La famille Melchior fut transportée en Suède par le père de Niels Sorensen. Je me rends donc sur le port de Guillelaï pour rencontrer le fils de ce Juste. C’est un pêcheur, un véritable pêcheur danois, qui pratique son métier comme son père le pratiquait. Corpulent dans son haut pantalon de pêche fixé par de solides bretelles, le cheveu blanc débordant de sa casquette de marin, un gros foulard serré autour du cou et rentré dans le col de la vareuse, de larges lunettes sur un visage rond et souriant, Niels Sorensen se tient accoudé à un élément de son bateau, pieds ancrés au sol dans la pose naturelle de l’homme habitué à marcher au travers du roulis. Sa bonhomie souriante, sa modestie pleine d’humour éveillent immédiatement la sympathie.
« C’était sur un bateau de ce genre que les Juifs danois ont fait la traversée jusqu’en Suède, ou sur un autre type d’embarcation ?
— Oui, répond Niels Sorensen, c’était le même modèle. Pas le bateau que vous voyez maintenant, mais le même, tout à fait semblable.
— Quel âge aviez-vous à l’époque de l’évacuation des Juifs ?
— Seize ans.
— Comment avez-vous été amené à participer à cette aventure ?
— C’est simple : je travaillais sur le bateau de pêche de mon père. La municipalité, les médecins, les pasteurs protestants et beaucoup de villageois sont venus le voir pour que nous les aidions à évacuer les Juifs vers la Suède. Mille trois cents Juifs sont partis d’ici, du port de Guillelaï.
— Pour votre père, c’était quoi, un Juif ?
— À mon âge, à l’époque, on ne posait pas de questions aussi difficiles à son père… C’est notre mère qui nous a raconté, à nous, les enfants, que des gens d’ici, des Danois, allaient être persécutés par les Allemands et qu’ils avaient besoin de notre aide. C’est elle qui nous a encouragés à participer à cette évacuation.
— Et la peur ?
— Ce n’est pas à cette occasion que nous avons eu peur, mais ensuite, dans les six derniers mois de la guerre : mon père a été arrêté et envoyé en camp de concentration. Moi-même, j’ai dû me réfugier en Suède, et les Allemands ont fait main basse sur notre bateau. Il nous a été restitué à la fin de la guerre.
— Et où les cachiez-vous, les Juifs, sur ce petit bateau ?»
Niels Sorensen, sur le pont, soulève une trappe carrée d’environ quatre-vingts centimètres de large.
« Ils descendaient par là, et se blottissaient dans la cale. En se serrant, ils pouvaient tenir à cinq ou six. Il fallait qu’ils partent avec juste un petit sac pour le voyage : toute grosse valise, tout colis volumineux aurait pris la place d’autres personnes… Une fois qu’ils étaient installés dans la cale, nous refermions la trappe, et nous étalions nos filets et nos cordages dessus. Jamais les Allemands qui inspectaient le bateau ne se sont doutés que, sous ces filets et ces
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