La force du bien
la bonté, contrée énorme où tout se tait. »
Frère Raymond va se taire, mais il continuera, à jamais, de se gratter le crâne en souriant dans l’embrasure d’une fenêtre.
39.
Pendant que j’essayais, avec le frère Raymond, de démêler le fil des événements d’il y a cinquante ans auxquels il a participé, d’autres événements, parfois aussi dramatiques, s’inscrivaient en lettres de sang dans le grand livre de l’histoire. C’est ainsi que j’ai découvert à la télévision les premières images des massacres du Rwanda. Images « familières » : corps déchiquetés, adultes aux membres amputés, enfants affamés, abandonnés…
L’histoire se répète , m’ont aussitôt dit des amis. À quoi Engels a répondu par avance : « elle ne se répète pas, elle bégaie ».
Or les vagues d’un océan qui balaient la terre ferme d’un rythme aussi constant qu’immémorial sont-elles identiques ? C’est l’impression qu’elles donnent. Pourtant chacune est unique. Chacune est différente des autres par son ampleur, par son poids, par son intensité, par sa trajectoire, ainsi que par sa force d’érosion des côtes.
La contradiction la plus flagrante de l’histoire est sans doute que son objet est singulier, unique, que chaque événement ne s’y produit qu’une seule fois – « alors que son but, comme celui de toutes les sciences, est d’atteindre l’universel, le général, le régulier », ainsi que le souligne Jacques Le Goff.
Le massacre des Arméniens en Turquie et celui des Tutsis au Rwanda avaient tous les deux pour objectif d’éliminer l’autre parce que différent. Or les raisons de ces deux massacres, l’un au début du siècle et l’autre à la fin, ne sont pas les mêmes. Ne sont pas les mêmes, non plus, les moyens utilisés, ni l’environnement historique et social. Aussi chacun de ces événements prendra-t-il une place singulière dans l’histoire de l’humanité – dans la longue liste de ses tueries.
Alors quelles sont les raisons de ce curieux sentiment de déjà-vu ?
D’où vient l’idée de la répétition de l’Histoire ? Ne serait-ce pas de nous-mêmes, de notre attitude face à un événement dramatique ou face à une injustice – lesquels nous renvoient au comportement de ceux qui nous ont précédés et que nous découvrons grâce à l’étude du passé ?
Les choses me paraissent du coup plus claires. Ce qui se répète, ce n’est pas l’Histoire, mais nous dans l’Histoire. Nous avec notre violence et nos lâchetés. Nous avec notre générosité et notre sens de la justice. Bref, nous avec le Bien et le Mal qui nous habitent.
Il y avait donc nécessairement des Justes au Rwanda. Comme il y avait des tueurs. Le fait de trouver un Juste en ce pays confirmerait-il la justesse de mes propos ? Peut-être. Or j’en ai trouvé plusieurs – et, parmi eux, Laurient Ntezimana : c’est un enseignant âgé de cinquante ans, qui habite la ville de Butare. Grand, front dégarni et visage lisse, il traverse la nuit les artères désertes sur sa vieille moto pour apporter quelques vivres à des familles nécessiteuses. Ce Hutu ne s’est jamais résigné à admettre que ses frères Hutus puissent vouloir exterminer les Tutsis avec lesquels il partageait depuis toujours la même terre.
« Je refuse que l’ethnie devienne un cheval de bataille, dit-il. Certes, j’ai le nez épaté des Hutus, et cela m’a un peu protégé face aux interhawés , les miliciens qui avaient le même nez que moi. Mais la question de l’humanité ne peut tout de même pas se réduire à une affaire de nez !»
Au Rwanda, près d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants ont été exterminés. Parfois à la machette. Et non moins troublant est la désignation des lieux où ces meurtres ont été commis : la synagogue. Or, comme Iréna Sendler à Varsovie, Laurient, le Hutu, a arraché plus de soixante enfants tutsis d’une « synagogue » et les a cachés, nourris, protégés. Au péril de sa vie :
« Le Hutu est-il capable d’accepter que l’ autre , le Tutsi, est un homme comme lui ? Qu’il l’est tout autant que lui ? Qu’il a, lui aussi, droit à la vie ?»
Et Laurient Ntezimana ajoute :
« Pendant la guerre j’ai tenté, au jour le jour, de rester qui j’étais. Je ne suis pas un héros. J’ai peur comme tout le monde. Mais je crois qu’il y a toujours moyen de toucher le coeur d’un homme, même d’un
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