La force du bien
hébraïque, se résignent souvent à la première hypothèse.
Pour les deux grands kabbalistes du XVI e siècle, Isaac Louria et Haïm Luzzato, le choix de ne pas intervenir à des moments graves provient de la nécessité pour Dieu de S’autolimiter, de Se contracter de temps à autre. Cette idée du « retrait de Dieu » a trouvé dans la Kabbale un terme spécifique, le Tsimtsoum : Dieu Se retire pour laisser un peu de liberté aux hommes, car sans ce repli, sans ce retrait, rien ne pourrait exister en dehors de Lui.
Mais voilà : quand Dieu Se retire, le Mal prend aussitôt la place, remarque Hans Jonas. Plusieurs questions m’assaillent : et si Dieu ne Se retirait pas tout à fait, même pendant Ses « absences » ? Et si, avant de S’autolimiter, Il laissait au coeur des hommes comme un besoin de Lui, comme un signe de Sa présence ? Et si enfin, en Se contractant (ou, selon le mot d’un maître hassidique, le rabbin Schneour Zalman de Liady, en se voilant la face ), Il chargeait certains d’entre nous – des anonymes, des modestes, des humbles – de continuer à entretenir l’idée de la Justice et le désir du Bien ?
Voilà, peut-être, une explication du mystère des trente-six Justes inconnus qui, d’après le Talmud, ne doivent jamais manquer au monde. Pour sa survie. Pour sa perpétuation.
Alors, hier, par exemple, y avait-il des Justes à Sarajevo ? Et aujourd’hui, y a-t-il des Justes à Sarajevo ?
41.
À Jérusalem, un jour, en conversant avec une femme juive, Tova Grinberg, née Kabilio, j’apprends que, pendant la Seconde Guerre mondiale, elle-même et sa famille ont été sauvées par une amie bosniaque.
Il y avait donc des Justes à Sarajevo !
Exalté par cette nouvelle, je pars aussitôt en Bosnie à la recherche de cette Juste, Zaneiba Hardaga.
Sol jonché de gravats, façades criblées de balles, voitures calcinées : tel est le spectacle qui s’offre à moi en arrivant dans le quartier de la ville où habite la vieille dame. Quand je pénètre enfin dans le hall de son immeuble, je m’aperçois que, faute d’électricité, l’ascenseur ne fonctionne pas. On m’a auparavant indiqué que Zaneiba loge au dernier étage, le neuvième. Le jour tombe ; tout l’immeuble plonge dans l’obscurité. Soudain, comme par miracle, des points de lumière apparaissent et scintillent à chaque étage. Quelqu’un s’approche. Je me renseigne. J’apprends que tous les voisins, prévenus de ma visite à Zaneiba Hardaga, la Juste de Sarajevo, ont décidé d’éclairer pour moi, avec des bougies, la cage d’escalier…
Zaneiba Hardaga est musulmane. Elle a soixante-dix-sept ans. Son mari, Mustapha, le marchand de tapis, a quitté ce monde il y a cinq ans déjà.
Toute vêtue de noir, les cheveux couverts d’un long châle noir qui descend sur ses épaules, cette femme offre un visage d’icône, presque diaphane, avec des yeux profonds. Le port de tête, le maintien parfait, la parole claire témoignent en elle d’une vitalité, d’une lucidité évidentes. Elle est heureuse que je lui apporte des nouvelles de sa petite-fille Amra, et de son amie Tova Grinberg-Kabilio.
« Pendant la Seconde Guerre mondiale, lui dis-je, vous habitiez ici, à Sarajevo ?
— Oui.
— Et la famille Kabilio ?
— Ils étaient nos amis depuis toujours. Nos amis, et nos voisins. Les différences de religion ne comptaient pas. Nous nous respections. Ils avaient de l’estime pour nous, et nous pour eux. Dès le commencement de la guerre, on a partagé ce qu’on avait. Et pendant toute la guerre – une période d’exil pour eux – nous sommes restés en relation. Nous étions heureux de pouvoir les aider. Et encore plus heureux, en 1945, quand ils sont revenus des territoires libérés de Kordun. Ils sont tous rentrés : Yojé, sa femme et leurs enfants, vivants et en bonne santé. Si peu de familles revenaient au complet… Pourquoi nous avons fait ça ? Mais… c’était normal : ils étaient nos amis…
— C’était quand même très dangereux pour la famille Hardaga de cacher la famille juive, la famille Kabilio ?»
Zaneiba Hardaga soupire. Sous le châle noir, le regard se fait soudain plus sombre encore – et plus vif en même temps.
« En fait, dit-elle, en 1941 nous habitions entre le quartier général de la Gestapo, la Kommandantur et la prison !… Des affiches disaient : “ Quiconque sauve un Juif sera exécuté. ” Yojé avait été condamné à
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