La force du bien
tueur, à condition d’y mettre un peu d’amour. »
Même partagé par trente-six Justes, ce peu d’amour susceptible de toucher le coeur d’un ennemi pourra-t-il changer le monde ? Certes, non. Il servira seulement à l’entretenir. Une exigence modeste ? Oui, mais raisonnable. Nous entrons dans une ère modeste, aux philosophies modestes. À l’opposé des deux siècles précédents marqués par des espoirs collectifs insensés, par la croyance en la possibilité de changer le monde – et même de changer l’homme. Mais ces espoirs infinis ont été ensevelis sous d’infinies souffrances. Or, à l’aube du troisième millénaire, quand de nouvelles maladies menacent l’humanité sans qu’elle sache comment s’en défendre, quand de nouvelles guerres, sournoises, tribales, ravagent des continents sans que l’on sache comment les arrêter, quand de nouvelles peurs s’emparent des hommes sans que l’on trouve le moyen de les dissiper, il ne reste rien d’autre, me semble-t-il, à opposer à ces nouvelles manifestations du Mal qu’une certaine idée du Bien.
40.
« Par Bien , écrit Spinoza, j’entendrai désormais ce que nous savons avec certitude être un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous proposons ; par Mal , au contraire, ce que nous savons avec certitude nous empêcher de reproduire ce modèle. »
Marie-Louise Lefebvre connaît bien Thérèse Neury-Lançon, et, comme cette dernière, elle a une certaine idée du Bien. Et surtout du Mal, qu’elle voudrait empêcher de se reproduire et de se répandre. Toutes les deux agissaient en liaison avec l’abbé Jean Reuzé, le curé de Douvaine. Selon Marie-Louise Lefebvre, cet homme téméraire disait, en parlant des persécutions contre les Juifs, qu’il « ne pouvait pas supporter de rester sans rien faire devant de pareilles abominations ». Les deux femmes avaient des parents agriculteurs dont les fermes jouxtaient la frontière. On voit tout de suite ce que cette situation géographique avait d’intéressant pour faire passer en Suisse des maquisards et des Juifs pourchassés.
Je suis auprès de Marie-Louise Lefebvre, dans la maison familiale où elle est née. C’est là qu’elle habitait pendant la guerre, avec ses parents. En 1939, elle avait seize ans ; c’est donc une jeune fille qui affrontait la situation.
« En fait, dit-elle, je revenais là tous les étés, puisque j’étais monitrice d’enseignement ménager dans une pension de famille, tout près d’Annemasse. Mes parents étaient de petits cultivateurs. Nous formions une famille très unie, qui travaillait dur.
— Vous participiez à un mouvement de jeunesse ?
— J’étais une jaciste ardente, très active, c’est-à-dire une militante de la JAC, de la Jeunesse agricole chrétienne, et l’abbé Reuzé m’a vite fait confiance. C’est lui qui a commencé à nous faire comprendre qu’il fallait aider les Juifs. À l’époque, à la campagne, dans nos populations de paysans, on n’avait guère l’occasion de rencontrer des Juifs. Je ne pense pas qu’il y avait de l’antisémitisme. L’abbé Reuzé, comme, à ce moment-là, la majorité des gens d’ici, était un homme de tradition, un homme de droite. Mais sur lui, le peuple déicide et ces arguments-là, ça ne prenait pas. C’était quelqu’un de vraiment très intelligent, qui avait l’amour des autres dans le coeur. On ne saura jamais à quel point il a aidé… Il a évité la mort à des centaines, peut-être même à des milliers de personnes. Il a été l’âme du mouvement, ici. Quand je pense qu’il a lui-même fini dans ces camps de concentration, dans cette horreur qu’il a fait éviter à tant d’autres, je me dis que parfois le bon Dieu a de drôles d’idées…
— Cette aide aux Juifs, elle se passait de quelle manière ?
— Les gens de Témoignage chrétien nous amenaient les personnes ici, où on les recevait avant de les emmener chez le curé de Végy, qui les confiait à son tour à deux cultivateurs, François Lançon, le père de Thérèse, et à son ami Périllat, qui se chargeaient du passage clandestin de ces Juifs. Ils coupaient les barbelés de la frontière et faisaient passer les gens en dessous avec les enfants, les malades, les bagages… Ils ont été magnifiques, vraiment héroïques. Ils ont fait ça avec un grand courage, une totale abnégation. Ils sont d’ailleurs morts en déportation après
Weitere Kostenlose Bücher