La force du bien
frère Raymond ? Quel était votre rôle dans cette dangereuse activité ?»
Frère Raymond émet un petit rire au timbre flûté, va ouvrir la fenêtre, puis se gratte un instant la tête.
« Voilà, dit-il. Voilà ce que j’ai fait ! Pendant la guerre, vous voyez, j’ai ouvert la fenêtre !»
Et il rit de nouveau avant d’ajouter :
« Comme ça : j’ouvrais la fenêtre et je me grattais la tête. C’était ça, ma dangereuse activité ! Héroïque, non ?… »
L’humour primesautier de ce vieux religieux me surprend et me séduit. Je lui demande tout de même de se faire plus précis. Frère Raymond, toujours souriant, consent à s’expliquer davantage :
« De cette fenêtre, à l’étage, on voit loin : je guettais donc la patrouille allemande qui surveillait notre coin de frontière. Ils étaient un petit groupe de soldats, l’arme à l’épaule. Ils faisaient toujours le même trajet, en longeant scrupuleusement la frontière, passant et repassant à intervalles réguliers. On avait mis des semaines à étudier leur manège, à chronométrer leurs va-et-vient… Quand ils arrivaient à la hauteur du grand sapin que vous voyez là-bas, ça nous laissait trois minutes pour que nos protégés puissent courir jusqu’au mur et franchir les barbelés sans être vus de la patrouille de ces messieurs. Donc, lorsqu’ils arrivaient au grand sapin, je me grattais la tête : c’était le signal pour que nos amis, qui attendaient en bas, se précipitent pendant que les Allemands étaient loin et nous tournaient le dos… Voilà : mon rôle était celui du guetteur.
— Qui, au couvent, avait pris la décision d’aider tous ces gens à passer la frontière ?
— Le révérend père Favre. Il était en rapport avec l’Intelligence Service pour passer le courrier, les messages secrets.
— Et les Juifs, vous leur avez fait traverser la frontière à partir de quel moment ?
— Je crois que c’était à partir de 1941. Excusez ma mémoire. Les dates, n’est-ce pas…
— Frère Raymond, quand je vous ai parlé du danger, tout à l’heure, vous avez ri, vous avez plaisanté sur votre “ héroïsme ”. Votre modestie et votre sens de l’humour m’enchantent, mais, enfin, c’était quand même dangereux, ce que vous faisiez ! Vous n’avez donc jamais eu peur ?»
Frère Raymond me regarde avec toujours cet oeil amusé, y compris pour me répondre tout à fait sérieusement :
« Non. Je n’ai jamais eu peur. Pas ici. Il n’y a qu’au-dehors que j’aurais pu être pris par les Allemands. Quand il arrivait – car ça arrivait – que nos Juifs, après avoir passé la frontière, soient refoulés par les Suisses, ils revenaient chez nous, au couvent. Alors, je les faisais dormir dans la grange avec tout ce qu’il fallait, nourriture et commodités, puis le lendemain je les conduisais à Annemasse, avec tous leurs bagages dans ma remorque : là-bas, je les confiais à un autre réseau, qui tentait à son tour de les faire passer en Suisse. Parfois, ils prenaient peur parce que en chemin nous croisions des patrouilles. Mais je n’avais pas peur, je leur disais : “ Souriez ! Mais souriez-moi donc ! ” Et ça passait… Si on nous avait demandé nos papiers, bien entendu, nous aurions tous terminés en camp de concentration, mais… bon, on souriait, et on passait ! Aucune patrouille ne nous a jamais demandé quoi que ce soit… Vous dire que ce n’était pas dangereux, non, je ne dirais pas ça. Mais la peur n’est pas très utile. Vous savez, notre directeur, à l’époque, a été arrêté ; il a fait six mois de prison à Annemasse, et son père avait été fusillé. Comment ignorer qu’il y avait du danger ? Mais, danger ou pas, aurais-je dû cesser d’ouvrir la fenêtre, de regarder alentour et de me gratter la tête quand les Allemands avaient le dos tourné ?… »
Frère Raymond sourit. Il rayonne d’une chaude malice – d’une fausse malice : c’est le masque pudique que prend son visage pour dissimuler sa vraie nature, qui est bonté, étonnante et jubilante bonté. Je sais que tout à l’heure, dès que je serai reparti, il va replonger dans son habituel silence, lui qui, aujourd’hui, a bien plus parlé que de coutume. Et je repense à l’une des rares « définitions » de ce mot qui ne me semble pas forcée , telle qu’elle surgit dans La Jolie Rousse , l’un des plus beaux poèmes d’Apollinaire : « Nous voulons explorer
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