La force du bien
avoir été dénoncés.
— Mais, avant qu’ils puissent passer la frontière, il fallait nourrir ces gens que vous accueilliez ? Comment faisiez-vous ? Les cartes d’alimentation ?…
— C’était quand même plus facile de se nourrir à la campagne où les poules pondent des oeufs, où les vaches donnent du lait et où il y a du lard au saloir ! En général, nous gardions nos “ invités ” à dormir une nuit à la maison. Mais ici, ça a été un important lieu de passage pour les enfants. Il y avait une demoiselle, Rolande Virgie, qui se déguisait en cheftaine de scouts, de louveteaux, mettait à ces enfants juifs un petit foulard, un petit béret, et les faisait voyager en train jusqu’ici, où elle les remettait aux passeurs. Elle travaillait elle aussi avec l’abbé Reuzé et les Lançon.
— Vous aviez peur ?
— Tout le temps ! On mourait de peur en permanence. Il y avait des villages qu’on brûlait, des prises d’otages, des gens fusillés, des arrestations. On était sans arrêt en alerte. Le moindre bruit, la moindre chose… On vivait dans un climat d’angoisse, oui… Mais que faire ? On n’allait tout de même pas laisser les gens mourir, laisser des enfants mourir parce qu’on avait peur ! Bien sûr qu’on connaissait les conséquences. Bien sûr, on a peur de mourir. Moins à vingt ans qu’à soixante-dix, mais, à moins d’être idiot, on sait bien que ce que l’on fait est dangereux. Un jour, maman, qui avait quatre-vingt-dix ans à ce moment-là, a dit à un monsieur venu la remercier : “ Mais, monsieur, ce qu’on a fait là, c’était naturel. Il n’y avait rien de plus naturel que ça. ” Et ce monsieur lui a répondu : “ Madame, ce n’était pas si naturel que ça… Il y a beaucoup de gens qui ne l’ont pas fait. Ce que vous avez fait était surnaturel ! ” Alors, disons que c’était peut-être un peu… surnaturel – mais comment faire autrement ? Quand on voyait ces bandes de gosses qui arrivaient… Je n’oublierai jamais ce petit gosse de quatre, cinq ans que j’ai emmené un soir à la frontière avec Rolande Virgie ; il n’avait plus qu’une chaussure, et il marchait comme il pouvait, en sautillant sur un pied – c’était poignant… On ne pouvait pas les laisser. Qu’aurait-il fallu faire ? Les renvoyer d’où ils venaient ? Les renvoyer à la mort ?
— Si, hélas, il fallait recommencer ? Si c’était à refaire, vous le referiez ?
— Oui ; ça ne nous paraissait pas héroïque, vous savez. Il nous semblait qu’il fallait le faire, et puis voilà. C’est très paysan comme attitude : il y a quelque chose à faire, bon, ce n’est peut-être pas très facile, c’est même dangereux, mais il faut le faire ! Et puis ces gens-là, tous ces réfugiés, on les aimait. La petite fille juive qu’on a eue ici avec nous pendant trois ans, on l’a aimée comme notre petite soeur. Elle n’a jamais revu sa mère, la pauvre, mais elle a pleuré avec nous, avec le même chagrin, à la mort de maman. On s’aimait, vous savez ; on était pauvres, pas très instruits, et on s’aimait. Je crois qu’il y avait plus d’amour dans l’air, dans le coeur des gens, qu’aujourd’hui où ils sont plus riches, plus individualistes, où ils ont moins besoin des autres, peut-être… »
« Le bon Dieu a de drôles d’idées », dit Marie-Louise Lefebvre en parlant de la mort en déportation de l’abbé Reuzé, qui a sauvé tant de Juifs. Et cette remarque me renvoie à la réflexion du philosophe juif allemand Hans Jonas, à propos de Dieu après Auschwitz : comment Dieu, par essence bon, généreux et tout-puissant, a-t-Il pu avoir cette « drôle d’idée » de laisser torturer et tuer ceux qui sauvaient des hommes faits à Son image ? Pourquoi, après avoir entendu les cris des suppliciés, n’est-Il pas descendu sur la terre comme aux temps de Sodome pour voir si certains ne se livraient pas aux derniers excès (Genèse, XVIII , 21) ? Pourtant, la plainte qui montait vers Lui du fond de l’abîme (Psaumes, CXVIII , 5) ne pouvait pas Le laisser indifférent.
Selon Hans Jonas, ce disciple de Heidegger, l’existence même de Dieu ne se concilie avec la démesure du Mal que dans la mesure où Dieu est impuissant face à la détresse humaine. La question qui reste alors à éclaircir est de savoir si cette impuissance divine résulte d’un choix ou d’une nécessité. Les sages, dans la tradition
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