La force du bien
Étrangers ” de l’armée française en 1940. Mon père tenait la France en haute estime, et il s’était engagé pour la défendre et pour combattre le nazisme. Quand ils nous ont vus tous ensemble, l’homme en civil (Milice française ? Gestapo ? Nous n’avons jamais su) a dit : “ Eh bien, puisque toute la famille est là, embarquons-les ! ” Je me souviens de cris, de pleurs, de supplications. Attirée par le bruit, notre voisine, Élise Caron, est venue. Elle a essayé d’intervenir. Le type en civil l’a menacée : “ Si vous vous interposez encore, on vous embarque aussi ! ” Les policiers nous ont conduits au commissariat du XVIII e arrondissement. Des dizaines de personnes, toutes arrêtées, comme nous, attendaient. Un des policiers en uniforme qui nous avait emmenés a demandé à mes parents d’approcher, puis il nous a longuement regardés, ma soeur et moi. Elle avait huit ans et moi cinq. Le policier, peut-être ému par les réactions de mes parents, a pris leurs papiers puis il a annoncé : “ Couple Saragoussi : Juifs sans enfants… ” Je m’en souviens bien. Il a dit : “ sans enfants ”. »
Pierre Saragoussi est troublé. Il doit prendre sur lui avant de poursuivre son récit d’une voix plus assurée :
« Vous comprenez, cette déclaration du policier : “ Juifs sans enfants ”, ça résonne encore en moi comme quelque chose de très fort et de très déchirant à la fois, puisque ça nous a sauvés, ma soeur et moi, et parce que ça signifiait en même temps la négation de notre famille, parce que ça sonnait le glas de notre famille : à partir de ce moment-là, on ne serait plus jamais ensemble.
— Et vos parents ?
— Je ne les ai plus jamais revus… »
Les larmes, dans les yeux de cet homme, affleurent à nouveau… Je le laisse se ressaisir et reprendre son récit :
« Ensuite, et c’est extraordinaire, ce policier a traversé une nouvelle fois Paris pour se rendre rue des Islettes et se présenter aux aurores chez notre voisine, Élise Caron, en lui disant : “ Si vous voulez prendre les enfants, venez avec moi. ” Et là, il y a aussi cette espèce de courage irraisonné d’une femme qui part à son tour au petit jour pour aller nous récupérer, ma soeur et moi, à cette mairie du XVIII e . Elle nous a gardés plusieurs jours chez elle en nous interdisant d’approcher des fenêtres parce qu’elle avait peur d’une épicière dont elle se méfiait, qui logeait juste en face. Il paraît que je pleurais tout le temps, que je poussais des cris. Élise Caron, de son côté, préparait notre mise à l’abri définitive. Elle a pris contact avec sa belle-soeur, Lucienne Guyollot, qui habitait un village de l’Yonne, entre Auxerre et Joigny : à Appoigny. Mme Guyollot a donc pris un train à Migennes pour venir nous chercher à Paris… Là encore, quand on imagine ce que ça pouvait être, à l’époque, d’oser partir de Migennes à Paris par le train pour ramener chez elle, au retour, deux enfants juifs… C’était un acte d’un courage inouï ! J’y ai souvent réfléchi. C’était aussi un courage naturel, un courage ordinaire, parce que Mme Guyollot comme Mme Caron n’étaient pas des personnes politiquement engagées ou qui s’étaient battues contre le nazisme, l’antisémitisme… Je pense qu’elles ont agi par sentiment de révolte, de révolte spontanée contre des actes inhumains. Lucienne Guyollot est donc venue nous chercher. Nous sommes restés avec elle, chez elle, à Appoigny, jusqu’à la fin de la guerre et au-delà. Tout le monde, au village, savait que nous étions juifs, et personne n’a rien dit. Ce qui est d’autant plus troublant si l’on songe qu’il y avait à Appoigny des collabos, des collaborateurs actifs (qui ont d’ailleurs été tués par la Résistance à la fin de la guerre) – mais tous ont observé une espèce de silence, de complicité passive . Une espèce de chaîne du silence s’est constituée d’elle-même, où chacun a tenu son rôle pour nous protéger. Nous avons aussi été baptisés, grâce à la complicité du curé du village, sollicité par Mme Guyollot : avec des certificats de baptême, nous étions un peu mieux protégés. C’est mon père, juste avant de disparaître, qui avait pu écrire à Lucienne Guyollot pour lui recommander de procéder à ce stratagème… Et puis il y a eu aussi un moment étrange : un grand danger suivi d’une chance inouïe !
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