La force du bien
signe le plus bafoué, le plus humilié…
— As-tu jamais su qui t’a dénoncé, jadis, à Orléans ?
— Si, je l’ai appris.
— Tu l’as revu après la guerre ?
— Oui.
— Que s’est-il passé ?
— Il y a encore des gens vivants, des familles. Je n’entrerai pas dans les détails. D’autant que c’est encore plus compliqué que ça : en fait, j’ai été prévenu que j’avais été dénoncé par des gens qui faisaient eux-mêmes partie du système de délation. Tu vois la complexité des cheminements…
— Tout de même, comment a-t-il été possible à des chrétiens de collaborer avec les nazis, ou bien de se fermer les yeux en ne faisant rien – tandis qu’une minorité infime d’entre eux avait le courage, l’audace, même, d’aller aider les Juifs ?
— L’indifférence, l’apathie… Tu sais, l’expérience de la vie nous montre que c’est bien souvent comme ça que les événements sont reçus. Il faut du temps pour que les hommes et les femmes se réveillent, se rendent enfin compte de ce qu’il se passe autour d’eux, et le plus souvent ils ont besoin que d’autres se portent en avant pour leur dire : “ Mais écoutez, regardez, prenez conscience !… ” Ceux-là ne font rien parce qu’ils n’ont pas encore compris qu’ils pouvaient agir ; c’est, hélas, ainsi, et à peu près inévitable. Bien sûr, pendant ce temps perdu à ne pas comprendre, chaque minute qui passe fait de nouvelles victimes. Et là, le temps manque toujours. En réalité, à la question de ceux qui n’ont rien fait , on peut apporter des réponses – du type de celle que je viens d’esquisser. Mais je veux poser une question plus difficile, bien plus cruelle encore : pourquoi certains ont-ils basculé du côté des bourreaux en toute bonne conscience, en ayant le sentiment que d’agir ainsi les mettait en accord avec leurs convictions chrétiennes, nationales et même “ patriotiques ” ? Que s’est-il passé dans leur tête ? Que s’est-il passé dans leur esprit, dans leur coeur ? J’ai discuté, jadis, avec des antisémites ; j’ai essayé. J’ai essayé de les comprendre. Je crois avoir vu par quels mécanismes mentaux ils en arrivaient à ces conclusions extrêmes, horribles, où ils se complaisaient – mais je n’ai jamais compris pourquoi, en eux, quelque chose avait pu se briser au point qu’ils en viennent à cette absence totale de sentiment, à cette sécheresse, qu’ils s’imaginent pouvoir tout régler à coups de massacres. Le vrai mystère, au fond, ce n’est pas la relative lâcheté de ceux qui se sont tus et n’ont rien fait… »
Et, après un moment de silence :
« Le mystère, ce n’est pas non plus, me semble-t-il, la compassion et le courage de gens qui, par cohérence intime avec eux-mêmes, ont su tendre la main aux Juifs. Non : le vrai mystère, c’est le délateur, le traître, le tortionnaire, le bourreau, l’agent de l’extermination, de son système. Comment des hommes, pour peu que l’occasion leur en soit donnée, peuvent-ils désirer jouer ces rôles ? Comment peuvent-ils s’y complaire ?»
Lors de ma recherche des Justes en France, je repenserai souvent à cette discussion avec Jean-Marie Lustiger. Pour en arriver à la conclusion que les Juifs étaient bien plus réalistes que leurs frères chrétiens. Jean-Marie Lustiger s’étonne devant les manifestations de la haine. Moi, je suis surpris devant celles de l’amour. Serait-ce parce que celles-ci sont bien plus rares ?
« Souviens-toi de ce que t’a fait Amalek… N’oublie pas… », m’a répété cent soixante-neuf fois la Bible. Et même si je le voulais, comment pourrais-je l’oublier, moi à qui l’histoire n’a jamais permis d’oublier ?
Pourquoi, alors, me suis-je lancé avec tant de passion à la recherche du Bien ? À une période où, de fait, le Mal était roi ? Peut-être parce que j’ai appris aussi de l’illustre Joshua ben Hananiah, témoin d’un autre désastre dans l’histoire juive, celui de la destruction du Temple de Jérusalem en l’an 70, que « ne pas du tout porter le deuil, nous ne le pouvons , mais que trop porter le deuil, nous ne le pouvons pas non plus »…
46.
Nous voilà en France. Les Juifs y habitent depuis plus de deux mille ans. Ma famille, elle, s’installe à Narbonne en 722. C’est là que, quelques années plus tard, un Juif deviendra roi [3] – un roi reconnu par Charlemagne
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