La force du bien
française était la mienne, avec ses principes de liberté, de dignité, de respect de l’homme. Tout cela se confondait d’ailleurs à mes yeux avec l’amour : l’amour du bien, l’amour du vrai, l’amour des hommes et du service rendu à autrui. Tu sais, le premier critère grâce auquel j’ai vite reconnu les Justes, pour employer justement ce mot, le voici : étaient des Justes ceux qui croyaient à ces valeurs, à cet amour, qui y croyaient au point de mettre leurs actes en accord avec leur esprit – et qui traversaient la frontière de leur personne pour passer de l’autre côté : du côté des autres, du côté du coeur, pour aider les persécutés, pour leur rendre service. En face, il y avait cette haine, avec ses gens et ses agents : collaborateurs, délateurs, traîtres en tout genre, par “ conviction ” ou pour de l’argent…
« Alors, où allais-je trouver ceux qui aimaient la vérité, la justice, le respect de l’autre ? La crainte était partout. L’absence de droit était partout, et je n’avais aucun droit. Comment, donc, ai-je pu deviner qu’il fallait frapper à telle porte plutôt qu’à telle autre ?… Sans doute, et même à coup sûr, en fondant mon intuition sur l’amour que certains font rayonner en eux et autour d’eux, alors que le monde est plein de haine, alors que les hommes sont en permanence invités, incités à la haine. J’ai vu cela : la force des préjugés et des stéréotypes de l’antisémitisme (y compris et surtout dans cette atmosphère favorable au racisme le plus délibéré qu’offraient de concert l’Occupation et la Collaboration), cette violente et inhumaine négation d’autrui ont pourtant cédé le pas, chez certains, à une force intérieure, à une sorte de conviction essentielle qui leur a fait risquer leur vie pour l’amour de la vérité, l’amour de la justice – en un mot : l’amour du prochain. Entre les gens de la haine et ceux de la vérité, il y a une différence… Comment dire ? C’est un facteur un peu secret, qui tient au rapport des chrétiens à l’Ancien Testament, c’est-à-dire à Israël, au peuple juif d’Israël…
— Soeur Ludovica, en Pologne, m’a dit que, pour elle, “ sauver un enfant juif, c’était comme sauver l’Enfant Jésus ”… Une autre Juste, Madre Sandra, en Italie, m’a dit plus tard : “ J’aime les Juifs. Sans eux, on ne saurait même pas qui était le Christ… Nous adorons le même Dieu qu’eux, nous sommes unis, nous avons nos racines dans le judaïsme… ” Et Jean-Paul II a rendu visite au grand rabbin de Rome en déclarant : “ Je viens saluer mon frère aîné… ” Est-ce cela que tu as en vue ?
— D’une certaine façon, oui…
— Au fond, les vrais catholiques sont, pour toi, ceux qui se retrouvent dans Israël en tant que source même de leur morale, de leur éthique : dans les dix commandements. C’est un peu comme une mise en pratique du raisonnement de Pascal : “ Si Dieu s’est de tout temps communiqué aux hommes, c’est à ceux-ci qu’il faut recourir pour en savoir la tradition. ”
— Je le crois, oui. Cela tient à ce facteur un peu secret dont je parlais. Chez ceux de cette époque que j’appelle les vrais croyants, les croyants authentiques, j’ai remarqué qu’il existait un amour… je ne sais quel mot employer : un véritable amour des Juifs, du peuple de Dieu, un amour religieux . Ces hommes et ces femmes-là avaient prié, lu la Bible et les grands prophètes juifs, ils avaient donc en quelque sorte reçu en eux-mêmes, au plus intime de leur être, une greffe du peuple juif, une greffe de liberté, de soif de justice, de sens du droit, d’amour de Dieu. Lorsqu’ils se trouvaient face à face avec un Juif persécuté, c’était un choc : ils devaient choisir immédiatement entre la barbarie et la haine, d’un côté, et, de l’autre, la justice et l’amour. À moins d’être schizophrènes, ils ne pouvaient que rejoindre la vérité la plus profonde de leur être, et tendre la main au Juif… Quand j’ai été secouru, jamais on ne m’a humilié ; et quand j’ai demandé de l’aide, jamais je n’ai été un mendiant. J’étais démuni et sans ressources, mais j’avais cet instinct de reconnaître tout de suite les gens de la haine, et de m’en écarter. Les gens de Bien, ils se devinaient, chez les catholiques, à cet amour : à cet amour religieux de la liberté dont les Juifs étaient le
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